Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/60

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« C’est à moi au contraire que vous en avez dit, » s’écria Véra, tandis que les quatre voix répétaient gaiement en chœur derrière la porte :

« Mme de Genlis ! Mme de Genlis ! »

Sans se préoccuper de ce sobriquet, Véra s’approcha de la glace pour arranger son écharpe et sa coiffure, et la vue de son beau visage lui rendit son impassibilité habituelle.

Dans le salon, la conversation était des plus intimes entre les deux amies.

« Ah ! chère, disait la comtesse, tout n’est pas rose dans ma vie ; je vois très bien, au train dont vont les choses, que nous n’en avons pas pour longtemps ; toute notre fortune y passera ! À qui la faute ? À sa bonté et au club ! À la campagne même, il n’a point de repos… toujours des spectacles, des chasses, que sais-je enfin ? Mais à quoi sert d’en parler ? Raconte-moi plutôt ce que tu as fait. Vraiment, je t’admire : comment peux-tu courir ainsi la poste à ton âge, aller à Moscou, à Pétersbourg, chez tous les ministres, chez tous les gros bonnets et savoir t’y prendre avec chacun ? Voyons, comment y es-tu parvenue ? C’est merveilleux ; quant à moi, je n’y entends rien !

— Ah ! ma chère âme, que Dieu te préserve de jamais savoir par expérience ce que c’est que de rester veuve, sans appui, avec un fils qu’on aime à la folie ! On se soumet à tout pour lui ! Mon procès a été une dure école ! Lorsque j’avais besoin de voir un de ces gros bonnets, j’écrivais ceci : « La princesse une telle désire voir un tel, » et j’allais moi-même en voiture de louage une fois, deux fois, quatre fois, jusqu’à ce que j’eusse obtenu ce qu’il me fallait, et ce que l’on pensait de moi m’était complètement indifférent.

— À qui donc t’es-tu adressée pour Boris ? Car enfin le voilà officier dans la garde, tandis que Nicolas n’est que « junker ». Personne ne s’est remué pour lui. À qui donc t’es-tu adressée ?

— Au prince Basile, et il a été très aimable. Il a tout de suite promis d’en parler à l’Empereur, ajouta vivement la princesse, oubliant les récentes humiliations qu’elle avait dû subir.

— A-t-il beaucoup vieilli, le prince Basile ? Je ne l’ai pas rencontré depuis l’époque de nos comédies chez les Roumianzow ; il m’aura oubliée, et pourtant à cette époque-là il me faisait la cour !

— Il est toujours le même, aimable et galant ; les grandeurs ne lui ont pas tourné la tête ! « Je regrette, chère princesse,