Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/65

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princesse ! Attendons jusqu’au soir : les médecins comptent sur une crise !

— Attendre, mon prince, mais ce sont ses derniers instants, pensez qu’il y va du salut de son âme ! Ah ! ils sont terribles les devoirs d’un chrétien ! »

La porte qui communiquait avec les chambres intérieures s’ouvrit à ce moment, et une des princesses en sortit ; sa figure était froide et revêche, et sa taille, d’une longueur démesurée, jurait par sa disproportion avec l’ensemble de sa personne.

« Eh bien, comment est-il ? demanda le prince Basile.

— Toujours de même, et cela ne peut être autrement avec ce bruit, répondit la demoiselle, en toisant Anna Mikhaïlovna comme une étrangère.

— Ah ! chère, je ne vous reconnaissais pas, s’écria celle-ci avec joie en s’approchant d’elle. Je viens d’arriver, et je suis accourue pour vous aider à soigner mon oncle ! Combien vous avez dû souffrir ! » ajouta-t-elle en levant les yeux au ciel.

La jeune princesse tourna sur ses talons et sortit sans dire un mot.

Anna Mikhaïlovna ôta ses gants, et, s’établissant dans un fauteuil comme dans un retranchement conquis, elle engagea le prince à s’asseoir à ses côtés.

« Boris, je vais aller chez le comte, chez mon oncle ; toi, mon ami, en attendant, va chez Pierre, et fais-lui part de l’invitation des Rostow. Ils l’invitent à dîner, tu sais ?… Mais il n’ira pas, je crois, dit-elle en se tournant vers le prince Basile.

— Pourquoi pas ? reprit celui-ci avec une mauvaise humeur bien visible ; je serai très content que vous me débarrassiez de ce jeune homme. Il s’est installé ici, et le comte n’a pas demandé une seule fois à le voir. »

Il haussa les épaules et sonna. Un valet de chambre parut et fut chargé de conduire Boris chez Pierre Kirilovitch en prenant par un autre escalier.


XVI

C’était la vérité. Pierre n’avait pas eu le loisir de se choisir encore une carrière, par suite de son renvoi de Pétersbourg à Moscou pour ses folies tapageuses. L’histoire racontée chez les