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dépensière, » reprit le comte. Et, après avoir baisé la main de sa femme, il rentra chez lui.

La comtesse reçut ses assignats tout neufs, et elle venait de les recouvrir soigneusement de son mouchoir de poche, lorsque la princesse Droubetzkoï entra dans sa chambre.

« Eh bien, mon amie ? demanda la comtesse légèrement émue.

— Ah ! quelle terrible situation ! Il est méconnaissable et si mal, si mal ! Je ne suis restée qu’un instant, et je n’ai pas dit deux mots.

— Annette, au nom du ciel, ne me refuse pas, » dit tout à coup la comtesse en rougissant et avec un air de confusion qui contrastait singulièrement avec l’expression sévère de sa figure fatiguée.

Elle retira vivement son mouchoir et présenta le petit paquet à Anna Mikhaïlovna. Celle-ci devina tout de suite la vérité, et elle se pencha aussitôt, toute prête à serrer son amie dans ses bras.

« Voilà pour l’uniforme de Boris ! »

Le moment était venu, et la princesse embrassa son amie en pleurant. Pourquoi pleuraient-elles toutes deux ? Était-ce parce qu’elles se trouvaient forcées de penser à l’argent, cette question si secondaire quand on s’aime ! ou peut-être songeaient-elles au passé, à leur enfance, qui avait vu naître leur affection, et à leur jeunesse évanouie ? Quoi qu’il en soit, leurs larmes coulaient, mais c’étaient de douces larmes.


XVIII

La comtesse Rostow était au salon avec ses filles et un grand nombre d’invités : Le comte avait emmené les hommes dans son cabinet et leur faisait les honneurs de sa collection de pipes turques ; de temps en temps il revenait demander à sa femme si Marie Dmitrievna Afrossimow était arrivée.

Marie Dmitrievna, surnommée « le terrible dragon », n’avait ni titre ni fortune, mais son caractère était franc et ouvert, ses manières simples et naturelles. Elle était connue de la famille impériale ; la meilleure société des deux capitales allait chez elle. On avait beau se moquer tout bas de son sans-façon