Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/73

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et faire circuler les anecdotes les plus étranges sur son compte, elle inspirait la crainte et le respect.

On fumait dans le cabinet du comte et l’on causait de la guerre qui venait d’être officiellement déclarée dans le manifeste au sujet du recrutement. Personne ne l’avait encore lu, mais chacun savait qu’il était publié. Le comte, assis sur une ottomane entre deux convives qui parlaient tout en fumant, ne disait mot, mais inclinait la tête à gauche et à droite, en les regardant et en les écoutant tour à tour avec un visible plaisir.

L’un d’eux portait le costume civil : sa figure ridée, bilieuse, maigre et rasée de près, accusait un âge voisin de la vieillesse, quoiqu’il fût mis à la dernière mode ; il avait ramené ses pieds sur le divan, avec le sans-gêne d’un habitué de la maison, et aspirait bruyamment à longs traits et avec force contorsions, la fumée qui s’échappait d’une chibouque, dont le bout d’ambre relevait le coin de sa bouche. Schinchine était un vieux garçon, cousin germain de la comtesse. On le tenait, dans les salons de Moscou, pour une mauvaise langue. Lorsqu’il causait, il avait toujours l’air de faire un grand honneur à son interlocuteur. L’autre convive, jeune officier de la garde, frais et rose, bien frisé, bien coquet, et tiré à quatre épingles, tenait le bout de sa chibouque entre les deux lèvres vermeilles de sa jolie bouche, et laissait doucement échapper la fumée en légères spirales. C’était le lieutenant Berg, officier au régiment de Séménovsky, qu’il était sur le point de rejoindre avec Boris : c’était lui que Natacha avait appelé « le fiancé » de la comtesse Véra. Le comte continuait à prêter une oreille attentive, car jouer au boston et suivre la conversation de deux bavards, quand il avait l’heureuse fortune d’en avoir deux sous la main, étaient ses occupations favorites.

« Comment arrangez-vous tout cela, mon cher, mon très honorable Alphonse Karlovitch ? » disait Schinchine avec ironie ; il mêlait, ce qui donnait un certain piquant à sa conversation, les expressions russes les plus familières aux phrases françaises les plus choisies.

« Vous comptez donc vous faire des rentes sur l’État avec votre compagnie, et en tirer un petit revenu ?

— Non, Pierre Nicolaïévitch, je tiens seulement à prouver que les avantages sont bien moins considérables dans la cavalerie que dans l’infanterie. Mais vous allez du reste juger de ma position… »