Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 1.djvu/79

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Le colonel, un robuste et rouge Allemand, bon soldat d’ailleurs et bon patriote, malgré son origine, s’offensa de ces paroles :

« Mauvaise étoile ! s’écria-t-il en prononçant les mots à sa façon et tout de travers. Quand c’est l’Empereur, monsieur, qui sait pourquoi nous la faisons ! Il dit dans son manifeste qu’il ne saurait rester indifférent au danger qui menace la Russie, et que la sécurité de l’empire, la dignité et la sainteté des alliances !… » ajouta-t-il en appuyant particulièrement sur ce dernier mot, comme si toute l’importance de la question y était contenue.

Puis, grâce à une mémoire infaillible et exercée depuis longtemps à retenir les édits officiels, il se mit à répéter mot à mot les premières lignes du manifeste :

« Le seul désir, l’unique et constant but de l’Empereur étant d’établir en Europe une paix durable, il se décide, afin d’en atteindre la réalisation, à faire passer dès à présent une partie de l’armée à l’étranger. Voilà, monsieur, la raison ! dit-il, en vidant son verre avec lenteur et en sollicitant du regard l’approbation du comte.

— Connaissez-vous le proverbe : « Jérémie, Jérémie, reste chez toi, et veille à tes fuseaux ! » repartit ironiquement Schinchine. Cela nous va comme un gant. Quand on pense que même Souvorow a été battu à plate couture…, et où sont aujourd’hui, je vous le demande, les Souvorow ? dit-il en passant du russe au français.

— Nous devons nous battre jusqu’à la dernière goutte de notre sang, reprit le colonel en frappant du poing sur la table, et mourir pour notre Empereur ! Voilà ce qu’il faut, et surtout raisonner le moins possible, ajouta-t-il en accentuant le mot « moins » et en se tournant vers le comte. C’est ainsi que nous raisonnons, nous autres vieux hussards ; et vous, comment raisonnez-vous, jeune homme et jeune hussard ? continua-t-il en s’adressant à Nicolas, qui négligeait sa voisine pour écouter de toutes ses oreilles.

— Je suis complètement de votre avis, répondit-il en devenant rouge comme une pivoine, en tournant les assiettes dans tous les sens et en déplaçant et replaçant son verre d’un mouvement si brusque et si désespéré, qu’il faillit le briser. Je suis convaincu que nous devons, nous autres Russes, vaincre ou mourir !… »

La phrase n’était pas achevée, qu’il en avait déjà senti tout le ridicule : c’était pompeux, emphatique et complètement hors de propos.