Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/109

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— C’est parfaitement juste !

— Qu’est-ce que cela peut me faire si mon chien n’a pas de chance… je n’en suis pas moins la chasse avec intérêt. Et puis… »

Le cri prolongé de l’un des valets de chiens l’interrompit ; debout sur une légère éminence, le fouet levé, le valet répéta son cri avec une nouvelle force : c’était le signal convenu pour dire qu’il avait devant lui le lièvre couché à quelques pas.

« Ah ! je crois qu’il l’a levé, dit Ilaguine avec une feinte indifférence. Eh bien, allons, donnons-lui la chasse !

— Allons-y, allons-y ensemble, » répondit Nicolas en jetant un regard de défiance sur Erza et sur Rougaï, les deux rivaux de sa Milka, qui ne s’était jamais mesurée avec eux : « Et si elle allait se couvrir de honte ? pensait-il en avançant.

— Est-ce un vieux ? demanda Ilaguine, en sifflant à lui Erza, non sans émotion, et vous, Mikhaïl Niknorovitch ? ajouta-t-il en s’adressant au « petit oncle », qui avait l’air fort maussade.

— Je n’irai pas me fourrer là dedans ! Vos chiens…, affaire sûre,… en avant, marche !… ont été payés un village par tête et valent des milliers de roubles !… Je regarderai, pendant que les vôtres se le disputeront.

— Rougaï ! Rougaïouchka ! » ajouta-t-il en mettant dans cet appel toute la tendresse et tout l’espoir que lui inspirait son favori.

Natacha devinait et partageait l’agitation de son frère et celle que les deux vieux s’efforçaient en vain de dissimuler.

La meute et le reste de la société avançaient sans se presser ; le chasseur posté sur l’éminence n’avait pas bougé, attendant ses maîtres.

« Où est sa tête ? » lui demanda Nicolas ; mais le lièvre, pressentant la gelée du lendemain, ne donna pas au chasseur le temps de répondre : il fit un bond et déboula ; les chiens découplés et les lévriers descendirent en hurlant le versant de la colline, et les piqueurs à cheval partirent à fond de train, les uns pour les aider à se rabattre, les autres pour les pousser dans la direction voulue. Ilaguine, Natacha et le petit « oncle » galopaient, sans même savoir où ils allaient, tantôt à la suite des chiens, tantôt à la suite du gibier, mourant de peur de manquer la chasse. Le lièvre était vieux et agile : couchant d’abord ses oreilles pour écouter ces cris et ce piétinement de chevaux et de chiens qui l’avaient subitement entouré de partout, il fit ensuite une dizaine de sauts, laissa approcher