Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/110

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les chiens, puis, comprenant enfin le danger, et choisissant sa voie, il dressa une oreille puis l’autre, détala à toute vitesse et se blottit dans les chaumes. À quelques pas de lui s’étendait une prairie marécageuse. Les deux chiens du chasseur qui l’avait levé avaient été les premiers à prendre sa piste, mais ils en étaient encore assez loin, lorsque Erza, la chienne rousse d’Ilaguine, les dépassa ; arrivée à quelques pas du lièvre, elle sauta à son tour pour essayer de l’attraper par la queue, mais, manquant son élan, elle tomba et roula sur elle-même, pendant que le lièvre accélérait sa course, et que Milka filait sur lui comme un trait et gagnait de l’avance.

« Miloucha, ma petite Miloucha ! » et la voix triomphante de Nicolas retentit dans l’air ; Milka semblait être au moment de le saisir, mais sa vitesse lui fit dépasser le but, le lièvre s’étant arrêté court ! Erza la belle chienne, renouvela aussitôt son attaque ; elle fit un saut en avant ; et l’on aurait dit que, suspendue en l’air, elle mesurait de l’œil, avec prudence cette fois, la distance à franchir, afin de retomber juste sur le dos de sa proie :

« Erza, ma bonne petite Erza ! » s’écria Ilaguine en adressant à sa chienne une touchante invocation qu’Erza ne daigna pas écouter, car, à l’instant où elle allait happer le lièvre, il repartit de plus belle et se mit à courir sur la lisière même du champ et de la prairie. Erza et Milka, galopant de front comme deux timoniers, s’en rapprochèrent encore, mais le terrain marécageux arrêtait leur course.

« Rougaï, Rougaïouchka !… affaire sûre… marche !… » s’écria une troisième voix, et Rougaï, le chien bossu du « petit oncle », s’étirant et courbant son dos comme un ressort, atteignit les deux autres, les dépassa, et, faisant un effort surnaturel, tomba sur le lièvre, qu’il lança d’un coup de gueule sur la prairie, le rattrapa par un nouveau bond, le renversa et se roula avec lui sur la terre fangeuse qui s’attachait à son corps par larges plaques. Les chiens et les chasseurs formèrent cercle autour d’eux. Seul « le petit oncle », tout jubilant, descendit de cheval, s’approcha du lièvre, et secoua en l’air sa patte droite pour en faire écouler le sang ; l’émotion qu’il éprouvait donnait à ses yeux, qui allaient en tous sens, une expression effarée, ses mouvements étaient saccadés, ses paroles entrecoupées et sans suite : « Affaire sûre… marche !… Voilà un chien ! Il les vaut tous, et les plus chers et les moins chers aussi… Affaire sûre… marche ! » disait-il en suffoquant, et l’on aurait dit, aux