Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/142

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répondit que sa parole était engagée ; son père, fort troublé par cette déclaration formelle, poussa un long soupir, changea de conversation, et le quitta bientôt après, pour aller retrouver sa femme. Comme il se sentait responsable envers lui du mauvais état de sa fortune, il ne pouvait, au fond, lui en vouloir de refuser un riche parti, et de préférer Sonia sans dot, Sonia qui aurait été la perle des femmes, si, par la faute de Mitenka et de leurs ruineuses habitudes, ils n’avaient dilapidé cette belle fortune.

Un calme de quelques jours suivit cette scène, mais un matin la comtesse appela chez elle Sonia, l’accusa d’ingratitude, et lui reprocha, avec une dureté qu’elle ne lui avait jamais témoignée, de faire des avances à son fils. Sonia, les yeux baissés, écoutait sans mot dire ces injustes paroles, et ne pouvait comprendre ce qu’on exigeait d’elle ; elle qui se sentait prête à tous les sacrifices pour ceux qu’elle regardait comme ses bienfaiteurs : rien ne lui paraissait plus simple que de se dévouer pour eux, mais dans le cas présent elle ne voyait plus comment elle devait agir. Ne pouvant s’empêcher de les aimer tous, d’aimer Nicolas, qui avait besoin d’elle pour être heureux, que lui restait-il donc à faire ? Après cette douloureuse sortie, Rostow essaya d’effrayer sa mère en la menaçant d’épouser Sonia en secret, et finit par la supplier encore une fois de consentir à son bonheur.

Elle lui répondit avec une indifférence glaciale, bien extraordinaire, bien inusitée chez elle, qu’il était majeur, et que, le prince André se mariant aussi sans le consentement de son père, il pouvait suivre cet exemple, mais qu’elle ne recevrait jamais comme sa belle-fille cette petite intrigante.

Indigné de l’expression que venait d’employer sa mère, Nicolas changea de ton, et lui reprocha de vouloir le forcer à vendre son cœur ; il lui déclara que, si elle ne revenait point sur sa résolution, c’était la dernière fois qu’ils se… mais il n’avait pas encore prononcé le mot fatal que sa mère ne pressentait que trop et qui aurait peut-être laissé entre eux un souvenir ineffaçable, quand la porte s’ouvrit et Natacha entra, pâle et sérieuse… elle avait tout entendu.

« Nicolas, tu ne sais ce que tu dis, tais-toi, tais-toi ! s’écria-t-elle avec violence, comme pour l’empêcher de continuer… Et vous, maman, pauvre chère maman, ce n’est pas cela… vous l’avez mal compris ! »

La comtesse, au moment d’une rupture définitive avec son