Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/143

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fils chéri, le regardait avec terreur ; mais elle ne pouvait et ne voulait pas céder, entraînée, excitée par l’obstination qu’il mettait à lui résister.

« Nicolas, je t’expliquerai tout plus tard… Et vous, écoutez-moi, petite mère… »

Ses paroles n’avaient évidemment aucun sens, mais elles atteignirent leur but.

La comtesse fondit en larmes, et cacha sa figure sur l’épaule de sa fille, pendant que Nicolas sortait en se prenant avec désespoir la tête entre les mains.

Natacha poursuivit son œuvre de réconciliation, et obtint de sa mère la promesse qu’elle ne tourmenterait plus Sonia. Nicolas, de son côté, donna sa parole qu’il n’agirait point à l’insu de ses parents ; quelques jours plus tard, triste et fâché de se sentir en opposition avec eux, il partit pour rejoindre son régiment, bien résolu à quitter le service et à épouser à son prochain retour Sonia, dont il se croyait passionnément amoureux.

L’intérieur des Rostow redevint sombre, la comtesse tomba malade.

Sonia, affligée de l’absence de son ami, supportait avec peine l’inimitié de sa bienfaitrice, qui se trahissait involontairement à chaque parole. Le comte, plus préoccupé que jamais du piteux état de ses affaires, se vit forcé d’avoir recours aux moyens extrêmes, et de vendre une de ses terres et son hôtel de Moscou ; il aurait fallu pour cela qu’il allât lui-même sur les lieux, mais le mauvais état de santé de sa femme retardait leur départ de jour en jour.

Natacha, qui avait supporté patiemment et presque gaiement pendant les premiers mois d’être séparée de son fiancé, devenait d’heure en heure plus triste et plus nerveuse, en pensant que ces longues semaines, qu’elle aurait si bien su employer à aimer, se perdaient ainsi sans profit pour son cœur. Elle en voulait au prince André de vivre d’une vie prosaïque, de visiter de nouveaux pays, de faire de nouvelles connaissances, tandis qu’elle ne pouvait que penser à lui et rêver ! Plus ses lettres lui témoignaient d’intérêt, plus elles l’irritaient, car elle ne trouvait aucune consolation à lui écrire. Les siennes, dont sa mère corrigeait habituellement les fautes d’orthographe, n’étaient que des compositions sèches et banales. Elle se sentait dans l’impuissance d’énoncer sur la feuille de papier blanc, posée là devant elle, ce qu’elle aurait si bien dit d’un mot, d’un regard ou d’un sourire. Aussi elle ne faisait en écri-