Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/195

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à côté d’elle et frappa sa vue : elle la prit et la parcourut, en jetant par intervalles un regard stupéfait sur la dormeuse, et en cherchant en vain une explication sur ses traits. Son visage était calme et heureux, tandis que Sonia, pâle, tremblante de terreur, et pressant son cœur de ses deux mains pour ne pas suffoquer, tombait dans un fauteuil et fondait en larmes.

« Comment n’ai-je rien vu ? se disait-elle ; comment cela a-t-il pu aller jusque-là ? N’aime-t-elle donc plus son fiancé ?… Et ce Kouraguine ? Mais c’est un misérable, il la trompe, c’est évident. Que dira Nicolas, ce bon et noble Nicolas, lorsqu’il saura tout ? C’est donc là ce que cachait le trouble de sa figure avant-hier, hier et aujourd’hui ?… Mais elle ne peut l’aimer, c’est impossible. Elle aura décacheté la lettre sans se douter de qui elle lui venait, elle en aura été offensée, bien sûr… » Sonia essuya ses larmes, s’approcha de Natacha, l’examina encore une fois, et l’appela doucement.

Natacha se réveilla en sursaut.

« Ah ! te voilà de retour ! » dit-elle, et elle l’embrassa avec effusion ; mais, remarquant aussitôt le trouble de son amie, sa figure trahit l’embarras et la défiance : « Sonia, tu as lu la lettre ?

— Oui, murmura Sonia.

— Sonia, dit-elle avec un sourire plein de bonheur et de joie, je ne puis te le cacher plus longtemps ! Sonia, Sonia, ma petite âme, nous nous aimons ; tu vois, il me l’écrit. »

Sonia n’en pouvait croire ses oreilles.

« Bolkonsky ? dit-elle.

— Sonia, Sonia, si tu pouvais comprendre combien je suis heureuse… Mais tu ne sais pas ce que c’est que l’amour.

— Oh ! Natacha !… et l’autre, est-il donc déjà oublié ? » Natacha l’écoutait sans avoir l’air de la comprendre : « Quoi ! tu romps avec le prince André ?

— Ah oui ! je disais bien que tu n’y comprenais rien !… écoute-moi, répliqua Natacha avec emportement.

— Non, je ne le croirai jamais, répéta Sonia, et j’avoue que je n’y comprends rien… Comment ! pendant toute une année tu aimes un galant homme, et puis tout à coup… Mais lui, tu ne l’as vu que trois fois… C’est impossible, je ne te crois pas, tu veux te moquer de moi ! Comment ! en trois jours oublier tout ?…

— Trois jours ? Mais il me semble qu’il y a cent ans que je l’aime…, que je n’ai jamais aimé que lui. Mets-toi là, et