Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/194

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konsky, et les moindres incidents de la veille, dont le seul souvenir suffisait pour enflammer tout son être : « Pourquoi ne puis-je aimer les deux à la fois ? se disait-elle avec égarement : alors seulement j’aurais pu être heureuse ; tandis qu’il m’est impossible de choisir entre eux ? Comment le dirai-je, ou plutôt comment le cacher au prince André ? Dois-je dire adieu à jamais à son amour qui a si longtemps fait tout mon bonheur ? »

« Mademoiselle ! murmura la femme de chambre d’un air mystérieux. Un petit homme m’a remis cela pour vous… — et elle lui tendit une lettre : — Seulement, au nom du ciel… » Natacha prit machinalement la lettre, la décacheta, la lut, et ne comprit qu’une chose, c’est que la lettre était de « lui », de celui qu’elle aimait : « Oui, je l’aime, se dit-elle. S’il en était autrement, garderais-je entre les mains cette lettre brûlante de passion ? »

Tremblante d’émotion, elle la dévorait des yeux, et découvrait dans chaque ligne un écho de ses propres sensations… Cette lettre, faut-il l’avouer, avait été composée par Dologhow : elle commençait ainsi :

« Mon sort s’est décidé hier soir : être aimé de vous, ou mourir !… Je n’ai pas d’autre issue !… » Anatole lui disait ensuite que ses parents, à elle, ne consentiraient pas à lui donner sa main, à cause de certaines raisons secrètes, qu’il ne pouvait dévoiler qu’à elle seule, mais que, si elle l’aimait, il lui suffirait de dire oui, et qu’aucune force humaine ne pourrait mettre alors obstacle à leur bonheur… L’amour triomphe de tout !… Il l’enlèverait et l’emmènerait au bout du monde !

— Oui, je l’aime ! » se répéta Natacha en relisant pour la vingtième fois ces phrases brûlantes, et en se pénétrant de plus en plus de l’ardeur dont elles étaient empreintes.

Marie Dmitrievna, qui avait été invitée chez les Arharow, proposa aux jeunes filles de l’accompagner ; mais Natacha prétexta une migraine, et se retira chez elle.


XV

Sonia revint fort tard de chez les Arharow : en entrant chez Natacha, elle fut toute surprise de la voir endormie sur le canapé, toute habillée. Une lettre décachetée était sur la table