Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/246

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songe et par le silence de Balachow, qui continuait à garder un calme imperturbable, il se rapprocha brusquement, se planta droit devant lui, et, gesticulant de ses mains blanches, il s’écria, d’une voix saccadée, et blême de fureur :

« Sachez que si vous soulevez la Prusse contre moi, je l’effacerai de la carte de l’Europe !… et vous, je vous rejetterai au delà de la Dvina, et du Dniéper… et j’élèverai contre vous la barrière que l’aveugle et coupable Europe a laissé abattre !… Oui, voilà ce qui vous attend, et ce que vous aurez gagné en vous éloignant de moi ! »

Puis, recommençant à se promener de long en large, il prit de nouveau la tabatière qu’il venait de remettre dans sa poche, la porta plusieurs fois à son nez, et s’arrêta enfin devant le général russe, qu’il regarda d’un air ironique :

« Et pourtant, murmura-t-il, quel beau règne aurait pu avoir votre maître ! »

Balachow lui répondit que la Russie n’envisageait point les choses sous un aspect aussi sombre, et qu’elle comptait sur un succès certain. Napoléon daigna faire une inclination de tête qui voulait dire : « Je comprends, votre devoir est de parler ainsi, mais vous n’en croyez pas un mot, je vous ai convaincu du contraire ! »

Le laissant achever sa réponse, Napoléon huma une nouvelle prise de tabac, et frappa du pied le plancher. C’était un signal, car, à l’instant, les portes s’ouvrirent, et un chambellan offrit à l’Empereur son chapeau et ses gants, en s’inclinant avec respect devant lui, tandis qu’un autre lui tendait son mouchoir de poche. Il n’eut pas l’air de les voir.

« Assurez en mon nom votre Empereur, continua-t-il, que je lui suis dévoué comme par le passé ; je le connais, et j’apprécie hautement ses grandes qualités. Je ne vous retiens plus, général ; vous recevrez ma réponse à l’Empereur… » Et, saisissant son chapeau, il marcha rapidement vers la sortie ; sa suite se précipita aussitôt sur l’escalier pour le précéder et l’attendre au bas du perron.


VII

Après cette explosion de colère et ces dernières paroles si sèches, Balachow resta convaincu que Napoléon ne le ferait