Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/303

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

défilé et essaya de se frayer un chemin en donnant une forte poussée à sa grosse voisine.

« Eh ! dis donc, mon petit Monsieur ! lui cria la voisine en l’interpellant d’un air furieux… Tu vois bien que personne ne bouge ! Où veux-tu donc te fourrer ?

— S’il ne faut que rosser les gens pour se faire faire place, c’est pas malin ! » dit le laquais en appliquant à Pétia un vigoureux coup de poing, qui l’envoya rouler dans un coin, d’où s’exhalaient des odeurs d’une nature plus que douteuse.

Le malheureux enfant essuya sa figure couverte de sueur, releva tant bien que mal son col, que la transpiration avait complètement défraîchi, et se demanda avec angoisse si, dans un pareil état, le chambellan ne l’empêcherait pas d’arriver jusqu’à l’Empereur. Il lui était impossible de sortir de cette maudite impasse et de réparer le désordre de sa toilette : il aurait pu sans doute s’adresser à un général que ses parents connaissaient, et dont la voiture venait de le frôler, mais il lui sembla que ce ne serait pas digne d’un homme comme lui, et, bon gré mal gré, il lui fallut se résigner à son triste sort !

Enfin la foule s’ébranla, en entraînant Pétia avec elle, et le déposa sur la place, encombrée de curieux. Il y en avait partout, et jusque sur les toits des maisons. Arrivé là, il put entendre à son aise la joyeuse sonnerie des cloches et le murmure confus du flot populaire qui envahissait chaque recoin de la vaste étendue.

Tout à coup les têtes se découvrirent, et le peuple se rua en avant. Pétia, à moitié écrasé, assourdi par des hourras frénétiques, faisait de vains efforts, en s’élevant sur la pointe des pieds, pour se rendre compte de la cause de ce mouvement.

Il ne voyait que des visages émus et exaltés : à côté de lui, une marchande pleurait à chaudes larmes.

« Mon petit père ! mon ange ! » s’écriait-elle en essuyant ses pleurs avec ses doigts. La foule, arrêtée une seconde, continua à avancer.

Pétia, entraîné par l’exemple, ne savait plus ce qu’il faisait : les dents serrées, roulant les yeux d’un air furibond, il donnait des coups de poing à droite et à gauche, criait hourra comme les autres et paraissait tout prêt à exterminer ses semblables, qui, de leur côté, lui rendaient ses coups, en hurlant de toutes leurs forces. « Voilà donc l’Empereur ! se dit-il… Comment pourrais-je songer à lui adresser moi-même ma requête, ce serait trop de hardiesse ! » Néanmoins il continuait à