Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/317

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surveillance incessante des « yeux de l’Empereur », n’en devient que plus prudent et évite toute bataille.

Sa prudence est blâmée par le césarévitch, qui va jusqu’à parler de trahison à mots couverts, et qui exige un engagement immédiat. Lubomirsky, Bronnitzky, Vlotzky et d’autres en font tant de bruit, que, sous prétexte de documents importants à remettre à l’Empereur, Barclay renvoie peu à peu les aides de camp généraux polonais, et entre en lutte ouverte avec le grand-duc et Bennigsen.

Enfin, et malgré l’opposition de Bagration, les armées se réunissent à Smolensk.

Bagration arrive en voiture à la maison occupée par Barclay de Tolly, qui met son écharpe pour le recevoir, et pour faire son rapport à son ancien en grade. Bagration, dans un élan patriotique d’abnégation, se soumet à Barclay, ce qui ne l’empêche pas d’avoir un avis complètement opposé au sien. Il correspond directement avec l’Empereur, selon les ordres de Sa Majesté, et écrit ceci à Araktchéïew : « Malgré le désir de mon Souverain, je ne puis rester plus longtemps avec le ministre (c’est ainsi qu’il nommait Barclay). Au nom de Dieu, envoyez-moi n’importe où ; donnez-moi un régiment à commander, mais, de grâce, tirez-moi d’ici ; le quartier général est plein d’Allemands, qui rendent la vie impossible aux Russes ; c’est un gâchis complet. Je croyais servir l’Empereur et la patrie, mais il se trouve que je ne sers que Barclay. Je vous avoue que je m’y refuse. » Les Bronnitzky et les Wintzingerode continuent à semer la zizanie entre les commandants en chef, et à empêcher par suite toute unité de vues. On se prépare à attaquer les Français devant Smolensk ; on envoie un général pour examiner la position, et ce général, ennemi de Barclay, passe la journée chez un des commandants de corps, et critique, en revenant, le champ de bataille, qu’il n’a pas même vu.

Pendant que l’on intrigue et que l’on discute sur le terrain où doit avoir lieu l’engagement, et qu’on cherche à découvrir où sont les Français, ceux-ci tombent sur la division de Névérovsky, et arrivent sous les murs mêmes de Smolensk.

Il n’y a plus à hésiter : pour sauver nos communications, il faut accepter, bon gré, mal gré, le combat. Il est livré : des milliers d’hommes tombent des deux côtés, et Smolensk est abandonné, en dépit de la volonté souveraine et du désir du peuple ! La ville est brûlée par ses habitants, que le gouverneur