Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/318

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a trompés. Ruinés, et ne pensant qu’à leurs malheurs personnels, ils vont à Moscou servir d’exemples à leurs frères, et les exciter à la haine de l’ennemi. Pendant ce temps nous continuons notre retraite, et Napoléon continue de son côté à s’avancer en triomphateur, sans se douter du danger qui le menace… et c’est ainsi que se décident, contre toute attente, et sa perte et notre salut !


II

Le lendemain du départ du prince André, le prince Bolkonsky fit appeler sa fille :

« Te voilà, je l’espère, satisfaite ; tu m’as brouillé avec André, c’est ce que tu voulais : quant à moi, j’en suis triste et affligé ; je suis vieux, je suis faible, je suis seul… mais c’est ce que tu voulais… Va-t’en ! » Il la renvoya sur ces paroles, et il se passa une semaine sans qu’elle le vît, car il tomba malade et ne quitta pas son cabinet.

La princesse Marie remarqua, à sa grande surprise, que Mlle Bourrienne n’y avait plus ses entrées comme autrefois : son père n’acceptait plus que les soins du vieux Tikhone.

Au bout de huit jours, il se remit, reprit son existence habituelle, s’occupa avec une nouvelle activité de ses constructions et de ses jardins, et dès ce moment son intimité avec Mlle Bourrienne cessa complètement ! Toujours froid et dur avec sa fille, il semblait lui dire : « Tu m’as calomnié auprès d’André, tu m’as brouillé avec lui à cause de cette Française, et tu vois bien que je n’ai besoin de personne, pas plus d’elle que de toi ! »

La princesse Marie passait une partie de la journée chez le petit Nicolas, assistait à ses leçons, lui en donnait elle-même, et causait avec Dessalles : elle consacrait le reste du temps à lire, à causer avec sa vieille bonne, et avec les pèlerins, qui continuaient à venir la voir en passant par l’escalier dérobé.

Elle songeait à la guerre, comme y songent les femmes : elle craignait pour son frère, elle déplorait la cruauté des hommes qui s’égorgeaient les uns les autres, sans accorder toutefois à cette dernière plus d’importance qu’aux précédentes. Dessalles, qui en suivait la marche avec un vif intérêt, lui exposait