Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/319

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cependant de temps à autre ses opinions, et la tenait au courant des nouvelles. De leur côté, les « pèlerins » lui faisaient part de leurs terreurs, lui racontaient à leur façon la venue de l’Antéchrist personnifié dans Napoléon, et la belle Julie, devenue princesse Droubetzkoï, lui écrivait des lettres pleines d’un patriotisme exalté.

« Je vous écris en russe, ma chère amie, car je hais les Français, et leur langue, que je ne puis plus entendre parler ! Nous sommes à Moscou, et tout le monde y est d’un enthousiasme indescriptible pour notre Empereur adoré.

« Mon pauvre mari supporte la faim et les privations dans de sales trous où il n’y a que des Juifs, et les nouvelles que j’en reçois ajoutent encore à mon exaltation.

« Vous aurez entendu parler de l’héroïque exploit de Raïevsky, embrassant ses deux fils et leur disant : « Je mourrai avec vous, mais nous ne faillirons pas !… » Et en vérité, quoique l’ennemi fût deux fois plus nombreux, nous n’avons pas failli ! Nous passons le temps comme nous pouvons… à la guerre comme à la guerre ! Les princesses Aline et Sophie viennent chaque jour chez moi, et nous causons alors, pauvres veuves de paille que nous sommes, sur des sujets édifiants, en préparant de la charpie. Vous seule, mon amie, vous me manquez, » etc… etc…

Si la princesse Marie ne se rendait pas suffisamment compte de l’importance extrême des derniers événements, la faute en était à son père, qui ne lui en parlait jamais : il faisait semblant de les ignorer, et se moquait, à table, de Dessalles et de ses nouvelles à sensation ; son ton assuré et calme inspirait à sa fille une confiance aveugle, et, sans réfléchir, elle croyait à tout ce qu’il disait.

Plein d’activité et d’énergie, il dessina pendant le mois de juillet un nouveau jardin, et posa la première pierre d’une nouvelle habitation pour sa nombreuse domesticité. Un symptôme inquiétait cependant la princesse Marie : il dormait peu, et changeait de chambre chaque nuit ; il faisait placer son lit de camp tantôt dans la galerie, tantôt dans la salle à manger, ou bien, s’établissant dans un fauteuil du salon, il sommeillait, au son de la voix du petit domestique Pétroucha, qui avait remplacé Mlle Bourrienne comme lecteur.

Le premier du mois d’août, il reçut une lettre de son fils, qui lui avait déjà écrit pour le supplier de lui pardonner, et d’oublier ce qu’il s’était permis de lui dire ; le vieux prince