Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/326

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dans un superbe champ d’avoine, que des soldats fauchaient sans doute pour la nourriture de leurs chevaux ; mais, absorbé comme il l’était par ses affaires et par ses calculs, il oublia bientôt ce singulier incident.

Il y avait environ trente ans que tout l’intérêt de son existence se concentrait dans l’exécution de la volonté de son maître ; aussi ce qui ne s’y rapportait pas directement ne l’occupait guère, et n’existait même pas pour lui.

Arrivé dans le faubourg de la ville, il s’arrêta devant une espèce d’auberge, tenue par un certain Férapontow, chez qui il logeait d’habitude. Ce Férapontow avait acheté autrefois, de la main légère d’Alpatitch, un bois appartenant au prince, et la vente en détail lui avait si bien profité que de fil en aiguille il s’était bâti une maison, une auberge, et faisait maintenant un commerce considérable de farine. Ce paysan à cheveux noirs, à physionomie avenante, âgé de quarante ans environ, avait un gros ventre, des lèvres épaisses, un nez camard, et deux bosses au-dessus de ses deux gros sourcils, qu’il fronçait presque constamment. Il se tenait debout contre la porte de sa boutique, en chemise de couleur, avec un gilet par-dessus.

« Sois le bienvenu, Jakow Alpatitch ; tu viens en ville, lorsque les autres la quittent.

— Comment cela ?

— Est-il bête, ce peuple ? Il craint les Français !

— Bavardages de femmes ! reprit Alpatitch.

— C’est ce que je leur répète. Je leur ai dit aussi que l’ordre a été donné de ne pas « le » laisser entrer ; donc c’est sûr, il n’entrera pas !… Et croirais-tu que ces brigands de paysans profitent de la panique pour demander trois roubles par chariot de transport. »

Jakow Alpatitch, qui l’écoutait avec distraction, l’interrompit pour faire donner du foin à ses chevaux et préparer le samovar ; puis il se coucha, après avoir savouré une bonne tasse de thé.

Pendant toute la nuit, des régiments passèrent devant l’auberge, mais Alpatitch ne les entendit pas : le lendemain, il alla, selon son habitude, vaquer à ses affaires. Le soleil brillait, et il faisait déjà chaud à huit heures du matin : « Quelle belle journée pour la moisson ! » se disait le voyageur. Le bruit de la fusillade et le grondement du canon s’entendaient dès l’aube en dehors de la ville. Les rues étaient pleines d’une foule de soldats, et d’izvostchiks qui allaient et venaient comme tou-