Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/327

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jours, tandis que les marchands se tenaient paresseusement à l’entrée de leurs boutiques ; dans les églises on disait la messe. Alpatitch fit sa tournée accoutumée, se rendit aux différents tribunaux, à la poste, et chez le gouverneur, partout on parlait de la guerre, et de l’ennemi qui attaquait la ville, on se questionnait les uns les autres, et chacun faisait son possible pour rassurer son voisin.

Devant la maison du gouverneur, Alpatitch vit un grand rassemblement, un groupe de cosaques, et la voiture de voyage de ce haut fonctionnaire, qui évidemment l’attendait. Sur le perron il rencontra deux messieurs dont il connaissait l’un, qui était un ancien chef de district.

« Ce ne sont pas des plaisanteries ! disait-il avec violence, pour un célibataire, c’est une autre affaire ! Une tête, une misère… mais avec treize enfants, et toute sa fortune en jeu ?… Que dites-vous de nos autorités, qui laissent venir les choses au point qu’il ne nous reste plus qu’à crever !… Il faudrait les pendre, ces scélérats !

— Voyons, voyons, du calme !

— Qu’est-ce que cela me fait ? Qu’ils m’entendent, s’ils veulent, nous ne sommes pas des chiens !

— Tiens, Jakow Alpatitch ! que fais-tu ici ?

— Je suis venu, par ordre de Son Excellence, voir M. le gouverneur, » répondit ce dernier en relevant fièrement la tête, et en fourrant sa main dans son gilet, ce qu’il faisait toujours lorsqu’il parlait de son maître : J’ai ordre de m’informer de la situation.

— Va l’informer, tu sauras qu’il n’y a plus ni un chariot ni aucun moyen de transport. Tu entends ce bruit là-bas… Eh bien, voilà ! Ces brigands nous ont conduits à notre perte ! »

Alpatitch secoua la tête et monta l’escalier. Des marchands, des femmes et des employés se trouvaient dans le salon d’attente. La porte du cabinet s’ouvrit : tous se levèrent et firent un pas en avant ; un fonctionnaire civil sortit d’un air effaré, échangea quelques mots avec un marchand, appela un gros employé décoré d’une croix au cou, et, sans répondre aux questions et aux regards interrogateurs qu’on lui adressait de tous côtés, il l’entraîna vivement et disparut avec lui. Alpatitch se plaça en avant, et, lorsque le même fonctionnaire reparut une seconde fois, il lui tendit ses deux lettres, après avoir préalablement fourré sa main gauche dans son gilet :

« À Monsieur le baron Asch, de la part du général prince