Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/336

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sa sœur l’avaient quitté pour aller se réfugier à Moscou. Rien ne l’attirait plus en ces lieux, mais le désir de goûter une amère jouissance, en ravivant sa douleur, le décida à y pousser une pointe.

Montant à cheval, il quitta ses soldats en marche, et prit le chemin du village qui l’avait vu naître et grandir. En passant devant l’étang où d’ordinaire des femmes chantaient et bavardaient en lavant et en battant leur linge, il fut étonné de n’y voir personne ; le petit radeau, enfoncé en partie dans l’eau, se balançait, à moitié couché sur le bord ; il n’y avait âme qui vive dans la loge du garde, et la porte d’entrée était grande ouverte ; les mauvaises herbes envahissaient les allées du jardin ; des veaux et des poulains se promenaient à leur aise dans le parc anglais ; les vitres de l’orangerie étaient brisées, quelques arbres renversés avec leurs caisses ; quelques autres étaient complètement desséchés. Il appela Tarass le jardinier, personne ne répondit. Tournant l’angle de la serre, il remarqua que la clôture de planches était brisée, et que des branches de pruniers dépouillées de leurs fruits jonchaient la terre. Un vieux paysan, qu’il avait de temps immémorial vu assis devant l’entrée du jardin, s’était installé maintenant sur le banc favori du vieux prince. Il tressait des chaussons, et sur le tronc d’un beau magnolia, à moitié mort, pendait, à portée de sa main, l’écorce destinée à cette fabrication. Comme il était complètement sourd, il n’entendit pas venir le prince André. Celui-ci arriva enfin à la maison ; devant la façade quelques vieux tilleuls avaient été abattus, une jument pie et son poulain, caracolaient devant le perron au milieu du parterre et des massifs de rosiers. Les volets étaient fermés à toutes les fenêtres, à l’exception d’une seule au rez-de-chaussée : un gamin, qui semblait y être aux aguets, aperçut le cavalier, et disparut aussitôt dans l’intérieur de la maison.

Alpatitch était resté seul à Lissy-Gory après en avoir renvoyé sa famille, et lisait « la Vie des Saints » au moment où l’enfant vint l’avertir de la venue de son jeune maître. Boutonnant vivement son habit, il courut à sa rencontre, les lunettes encore sur le nez, et, sans prononcer une parole, se précipita sur le prince André, en fondant en larmes. Se détournant aussitôt comme s’il était honteux de s’être laissé aller à ce mouvement de faiblesse, il surmonta son émotion, et lui rendit compte de l’état des choses. Ce que le château contenait de précieux avait été expédié à Bogoutcharovo, ainsi que cent