Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/337

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tchetverts environ de froment tirés de la réserve ; mais le foin et les blés d’été, d’une beauté extraordinaire cette année-là, avaient été fauchés avant leur maturité par les troupes. Les paysans étaient ruinés, et quelques-uns d’entre eux s’étaient même retirés à Bogoutcharovo.

« Quand mon père et ma sœur sont-ils partis ? demanda le prince André, qui avait écouté avec distraction ses doléances, et qui supposait les siens déjà à Moscou.

— Ils sont partis le 7, » reprit Alpatitch, persuadé qu’il les savait à Bogoutcharovo, et, reprenant sa conversation sur les affaires courantes, il lui demanda de nouvelles instructions. « Il nous reste encore une certaine quantité de blé. Faut-il le livrer aux troupes contre reçu ?

— Que dois-je répondre, » se disait le prince André, les yeux fixés sur le vieillard, dont le crâne chauve reluisait au soleil ; il voyait, à l’expression de sa physionomie, qu’il comprenait lui-même l’inutilité de ces questions, et ne les lui adressait que pour lui faire oublier un instant sa douleur.

— Oui, donne-le, répondit-il.

— Vous aurez remarqué le désordre du jardin ; il a été impossible, de l’empêcher : trois régiments ont couché ici ; les dragons, surtout se sont permis de… J’ai inscrit le rang et le nom du commandant, pour porter plainte et…

— Que feras-tu à présent ? lui demanda son maître : vas-tu rester ici ? »

Alpatitch le regarda, et, levant le bras vers le ciel d’un air recueilli :

« Il est mon protecteur, répondit-il avec solennité. Que sa volonté soit faite !

— Eh bien, adieu ! dit le prince André, en se penchant vers son vieux serviteur. Va-t’en, toi aussi, emporte ce que tu pourras, et dis aux paysans de se réfugier dans la terre de Riazan, ou bien dans celle qui est près de Moscou ! »

Alpatitch, pleurant à chaudes larmes, se serra contre lui ; le prince André l’écarta doucement, et partit au galop par la grande avenue.

Il passa de nouveau devant le vieux paysan, toujours assis à la même place, et toujours absorbé par son ouvrage, comme une mouche sur la figure d’un mort. Deux petites filles, qui sortaient sans doute de la serre, s’arrêtèrent tout court à la vue du cavalier : elles tenaient dans leurs jupons retroussés des prunes arrachées aux espaliers. Leur terreur fut si vive que la