Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/366

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l’intimidait, et l’empêchait de les reconnaître… Elle ne savait plus que dire : enfin, coupant court à son hésitation, elle trouva dans la conscience de son devoir l’énergie nécessaire :

« Je suis bien aise que vous soyez venus, leur dit-elle, sans lever les yeux, pendant que son cœur battait avec violence. Dronouchka m’a appris que la guerre vous avait ruinés, c’est notre sort à tous ; soyez sûrs que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous soulager. Il faut que je parte, car l’ennemi approche… et puis… enfin, mes amis, je vous donne tout !… prenez notre blé… Qu’il n’y ait pas de misère parmi vous ! Si on vous dit que je vous le donne pour que vous restiez ici, c’est faux, je vous supplie au contraire de partir, d’emporter tout ce que vous avez et d’aller chez nous, dans notre bien près de Moscou : là-bas vous ne manquerez de rien, je vous le promets… vous serez logés et nourris ! »

La princesse Marie s’arrêta, on entendait quelques soupirs dans la foule :

« J’agis au nom de mon défunt père, reprit-elle, il a été un bon maître, vous le savez, et au nom de mon frère et de son fils. »

Elle s’arrêta de nouveau ; personne ne prit la parole.

« Le même malheur nous frappe tous, partageons donc tout entre nous. Ce qui est à moi est à vous, » dit-elle en terminant ; et elle regardait ceux qui l’entouraient. Leurs yeux étaient toujours fixés sur elle, et leurs physionomies ne lui offraient qu’une seule et même expression dont elle ne pouvait se rendre compte. Était-ce de la curiosité, du dévouement, de la reconnaissance, ou de l’effroi ? Impossible de le discerner.

« Nous sommes très reconnaissants de vos bontés, dit enfin une voix… seulement nous ne toucherons pas au blé du seigneur.

— Pourquoi cela ? » reprit la princesse Marie. Elle ne reçut pas de réponse, et remarqua alors que tous les yeux s’abaissaient devant son regard : « Pourquoi le refusez-vous ? » Même silence. Elle sentit qu’elle se troublait ; enfin, avisant un vieillard appuyé sur un bâton, elle s’adressa directement à lui : « Pourquoi ne réponds-tu pas ? lui dit-elle. Y a-t-il encore autre chose que je puisse faire pour vous ? » Mais le vieillard détourna brusquement la tête, et, l’inclinant aussi bas que possible, murmura :

« Pourquoi accepterions-nous, nous n’avons que faire du blé ? Tu veux que nous abandonnions tout, et nous, nous ne le voulons pas !…