Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/367

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— Pars, pars seule, s’écrièrent à la fois plusieurs voix, et les visages reprirent la même expression : ce n’était plus assurément ni de la curiosité ni de la reconnaissance, mais bien une résolution irritée et opiniâtre.

— Vous ne m’avez pas comprise, sans doute, reprit la princesse Marie avec un triste sourire. Pourquoi ce refus de partir, lorsque je vous promets de vous loger et de vous nourrir ?… Si vous restez, l’ennemi vous ruinera ! »

Les murmures et les exclamations de la foule couvrirent ses paroles.

« Nous n’y consentons pas… Qu’il nous ruine !… Nous ne voulons pas de ton blé, nous le refusons ! »

La princesse Marie essayait, mais en vain, de parler ; surprise et effrayée de leur inconcevable entêtement, elle baissa la tête à son tour, sortit à pas lents du groupe, et se dirigea vers la maison.

« Elle a voulu nous tromper !… A-t-elle été rusée, hein ?… Pourquoi veut-elle que nous abandonnions le village ? Pour que nous ne soyons pas plus libres qu’auparavant ?… Qu’elle garde son blé, nous n’en avons pas besoin ! » criait-on de tous côtés, pendant que Drone, qui l’avait suivie, recevait ses instructions.

Décidée plus que jamais à partir, elle lui réitéra l’ordre de lui fournir des chevaux, et se retira ensuite dans son appartement, où elle s’absorba dans ses douloureuses pensées.


XII

Elle resta longtemps, cette nuit-là, accoudée à la fenêtre. Un bruit confus de voix montait jusqu’à elle du village en révolte, mais elle ne songeait plus aux paysans, et ne cherchait plus à deviner quel pouvait être le motif de leur étrange conduite. Les tristes préoccupations du moment effaçaient de son cœur les amers regrets du passé, et, tout entière à sa douleur et au sentiment de son isolement qui l’obligeait à agir par elle-même, à peine pouvait-elle se souvenir, pleurer et prier. Le vent, qui était tombé au coucher du soleil, laissait la nuit s’étendre, tranquille et fraîche, sur toute la nature. Le bruit des voix s’éteignit peu à peu, le coq chanta, et la pleine lune s’éleva