Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/368

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

doucement au-dessus des tilleuls du jardin. Les épaisses vapeurs de la rosée enveloppèrent tous les alentours, et le calme se fit dans le village et dans l’habitation.

La princesse Marie rêvait toujours : elle rêvait à ce passé encore si proche d’elle, à la maladie, aux derniers moments de son père, en écartant toutefois de sa pensée la scène de sa mort, dont elle ne se sentait pas la force de se retracer les sinistres détails, à cette heure silencieuse et pleine de mystère.

Elle se rappela aussi la nuit qui avait précédé la dernière attaque, cette nuit où, pressentant la catastrophe prochaine, elle était restée fort tard, et malgré lui, auprès du malade. Ne pouvant dormir, elle était descendue sur la pointe des pieds, pour écouter à travers la porte qui donnait dans la serre, où son père couchait cette fois, et elle l’avait entendu parler au vieux Tikhone d’une voix fatiguée. Elle devinait son envie de causer. « Pourquoi donc ne m’a-t-il pas appelée ? Pourquoi ne m’a-t-il jamais permis de prendre, auprès de lui, la place de Tikhone ? J’aurais dû entrer dans ce moment, car je suis sûre de l’avoir entendu prononcer deux fois mon nom… Il était triste, abattu, et Tikhone ne pouvait le comprendre !… » Et la pauvre fille, prononçant tout haut les dernières paroles de tendresse qu’il lui avait adressées le jour de sa mort, éclata en sanglots ; cette explosion soulagea son cœur oppressé. Elle voyait nettement chaque trait de son visage, non pas celui dont elle se souvenait depuis sa naissance et qui lui causait une telle frayeur du plus loin qu’elle l’apercevait, mais ce visage amaigri, avec cette expression soumise et craintive, au-dessus duquel elle s’était penchée, pour deviner ce qu’il murmurait, et dont elle avait pu, pour la première fois, compter les rides profondes : « Que voulait-il dire en m’appelant « sa petite âme ? » À quoi pense-t-il à présent ? » se demanda-t-elle, et elle éprouva une terreur folle, comme lorsque ses lèvres avaient effleuré la joue glacée du mort : elle crut le voir apparaître, tel qu’elle l’avait vu, couché dans son cercueil, la tête bandée, et cette terreur, ce sentiment d’insurmontable horreur évoqué par ce souvenir, envahissaient tout son être. En vain essayait-elle de s’y soustraire en priant : ses grands yeux, démesurément ouverts, fixés sur le paysage éclairé par la lune, et sur les grandes ombres projetées par ses rayons, s’attendaient à voir surgir tout à coup la funèbre vision. Retenue, enchaînée à sa place par le silence solennel, par le calme magique de la nuit, elle se sentait comme pétrifiée.