Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/389

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« Vous n’épargnez personne, » disait Julie Droubetzkoï à Schinchine, en ramassant et en serrant entre ses doigts fluets et garnis de bagues un petit tas de charpie qu’elle venait de faire. Elle donnait une soirée d’adieu, car elle quittait Moscou le lendemain… « Besoukhow est ridicule, poursuivit-elle en français, mais il est si bon, si aimable !… Quel plaisir trouvez-vous à être si caustique ?

— À l’amende ! » s’écria un jeune homme habillé en milicien, que Julie appelait « son chevalier » et qui l’accompagnait à Nijni. Dans sa coterie, comme dans beaucoup d’autres, on s’était donné le mot pour ne plus parler français, et, chaque fois qu’on manquait à cet engagement, on payait une amende, qui allait grossir les dons volontaires.

« Vous payerez double ! dit un littérateur russe, car vous venez de faire un gallicisme.

— J’ai péché et je paye, dit Julie, pour avoir employé le mot « caustique » ; quant aux gallicismes, je n’en réponds pas, je n’ai ni assez d’argent ni assez de temps pour imiter le prince Galitzine et prendre comme lui des leçons de russe. Ah ! mais le voilà, dit-elle. Quand on parle du soleil, — et elle allait citer le proverbe en français, lorsque, s’arrêtant court, elle se mit à rire et le traduisit en russe : — Vous ne m’attraperez plus !… — Nous parlions de vous, continua-t-elle en se retournant vers Pierre ; nous disions que votre régiment serait sans contredit plus beau que celui de Mamonow, ajouta-t-elle avec cette facilité de mensonge particulière aux femmes du monde.

— De grâce, ne m’en parlez pas, dit Pierre en lui baisant la main et en s’asseyant à ses côtés, si vous saviez comme il m’ennuie !

— Vous le commanderez en personne, bien certainement ? — poursuivit Julie en lançant au milicien un regard moqueur. Mais ce dernier n’y répondit pas : la présence de Pierre et sa bienveillante bonhomie mettaient toujours un terme aux moqueries dont il était l’objet.

— Oh non ! — dit-il en éclatant de rire à la question de Julie, et en avançant son gros corps : — Les Français auraient trop beau jeu, et puis je craindrais de ne pouvoir me hisser à cheval ! »

Leur causerie, qui effleurait tous les sujets, tomba sur la famille Rostow.

« Savez-vous, dit Julie, que leurs affaires sont tout à fait