Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/69

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mettait bien vite à parler de choses et d’autres lorsque leurs yeux se rencontraient. Sonia craignait de laisser Natacha seule ou de la gêner en restant, et Natacha pâlissait d’angoisse lorsqu’il lui arrivait pendant une seconde de se trouver en tête-à-tête avec lui. Sa timidité l’étonnait : elle devinait qu’il avait une confidence à lui faire et qu’il ne pouvait s’y décider.

Lorsque le prince André les eut quittés, sa mère s’approcha d’elle :

« Eh bien ? lui dit-elle tout bas.

— Maman, au nom du ciel, ne me demandez rien à présent, je ne puis rien dire !… » Et cependant ce même soir, émue et terrifiée, les yeux fixes, couchée auprès de sa mère, elle lui conta tout au long, et ce qu’il lui avait dit de flatteur et d’aimable, et ses projets de voyages, et ses questions sur Boris et sur l’endroit où elle et les siens avaient l’intention de passer l’été : « Jamais, jamais, je n’ai éprouvé rien de pareil à ce que je sens maintenant… seulement, devant lui, j’ai peur ! Qu’est-ce que cela veut dire ? sans doute que cette fois c’est… c’est cela, c’est le vrai ! Maman, vous dormez ?

— Non, mon ange, j’ai peur aussi… Mais va dormir.

— Comment, dormir ?… quelle absurdité ! Maman, maman, cela ne m’est jamais arrivé, poursuivit-elle, surprise et effrayée de ce sentiment qu’elle éprouvait pour la première fois… Aurions-nous jamais pu prévoir cela ? »

Natacha, bien qu’elle fût fermement convaincue qu’elle s’était subitement éprise du prince André, lors de sa visite à Otradnoë, ne pouvait cependant surmonter une certaine appréhension que lui causait ce bonheur étrange et en réalité si inattendu :

« Et il a fallu qu’il vînt ici, et nous aussi… il a fallu que nous nous rencontrassions à ce bal, où je lui ai plu !… Ah oui ! c’est bien le sort qui l’a voulu… c’est clair, cela devait être ainsi… Alors même que je venais à peine de l’entrevoir, j’ai ressenti là quelque chose de tout particulier.

— Que t’a-t-il dit ? Quels sont ces vers ? répète-les, dit la mère, qui restait pensive et se rappelait un quatrain écrit par le prince André sur l’album de sa fille.

— Maman, n’est-ce pas honteux d’épouser un veuf ?

— Quelle folie ! Natacha, prie le bon Dieu : les mariages sont écrits dans le ciel.

— Ah ! maman, chère petite maman, comme je vous aime !