Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/70

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comme je suis heureuse ! » s’écria Natacha, en l’embrassant et en pleurant de joie et d’émotion.

Ce même soir, le prince André faisait à Pierre la confidence de son amour et de sa résolution d’épouser Natacha.

Il y avait un grand raout chez la comtesse Hélène : l’ambassadeur de France, le prince étranger, devenu depuis peu l’hôte assidu de la maîtresse de la maison, y brillaient en compagnie d’un grand nombre de femmes et de personnages de distinction. Pierre fit le tour des salons, et chacun remarqua son air sombre et distrait. Depuis le bal, et surtout depuis que, grâce sans doute aux longues visites du prince étranger chez la comtesse, il avait été nommé chambellan, il était sujet à de continuels accès d’hypocondrie. Depuis ce moment, un sentiment inexprimable d’embarras et de honte ne le quitta plus, et ses tristes pensées d’autrefois sur le néant des choses humaines lui revenaient plus sombres que jamais, ravivées par la vue des progrès de l’amour entre Natacha, sa protégée, et le prince André, son ami, et par le contraste entre leur situation et la sienne. Il s’efforçait de ne penser ni à eux ni à sa femme, et revenait toujours, malgré lui, aux questions qui l’avaient déjà si fort tourmenté ; de nouveau, tout lui paraissait puéril, comparé à l’éternité, et de nouveau il se demandait : « À quoi tout cela mène-t-il ? » Nuit et jour il s’acharnait à ses travaux de franc-maçon, afin de chasser le mauvais esprit qui l’obsédait. Un soir, après avoir quitté entre onze heures et minuit l’appartement de sa femme, il venait de remonter dans son cabinet imprégné de l’odeur du tabac ; enveloppé d’une robe de chambre usée et sale, il copiait les constitutions des loges écossaises, lorsque le prince André entra inopinément chez lui.

« Ah ! c’est vous ! dit Pierre d’un air distrait ; je travaille, vous voyez, » ajouta-t-il du ton des malheureux qui s’efforcent de trouver dans une occupation quelconque un remède aux infortunes de la vie.

Le prince André, la figure rayonnante et transfigurée par la joie, ne remarqua point la tristesse de son ami, et s’arrêta en souriant devant lui :

« Écoute, mon cher ; hier j’étais sur le point de te raconter tout, et aujourd’hui j’y suis décidé ; c’est pour cela que me voici. Je n’ai jamais éprouvé rien de pareil. Je suis amoureux, mon ami ! »

Pierre poussa un soupir et se laissa tomber, de tout le poids de sa lourde personne, sur le canapé à côté du prince André :