Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 2.djvu/71

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— De Natacha Rostow ? Est-ce cela ?

— Sans doute, de qui donc serait-ce ? Je ne l’aurais jamais cru, mais cet amour est plus fort que moi. Hier je souffrais, je me torturais, et pourtant ces souffrances m’étaient chères ! Jusqu’ici je ne vivais pas : aujourd’hui je vis ; mais il me la faut, elle, et pourra-t-elle m’aimer ?… Je suis trop âgé !… Voyons, parle, tu ne dis rien !

— Moi, moi, que voulez-vous que je vous dise ? répondit Pierre, en se levant et en marchant dans la chambre. Cette jeune fille est un vrai trésor, un trésor qui… c’est une perle ! Mon cher ami, je vous en prie, ne raisonnez pas, ne doutez pas, et mariez-vous au plus vite, et il n’y aura pas d’homme plus heureux que vous, j’en suis convaincu !

— Mais elle ?

— Elle vous aime.

— Pas de folies ! répliqua le prince André en souriant et en le regardant dans les yeux.

— Elle vous aime, je le sais, s’écria Pierre avec dépit.

— Écoute, il faut que tu m’écoutes ! lui dit le prince André en le prenant par le bras. Tu ne peux pas te figurer ce qui se passe en moi, et il faut que j’épanche le trop-plein de mon cœur.

— Parlez, parlez, j’en suis fort aise, je vous assure. »

Et l’expression du visage de Pierre changea du tout au tout ; son air maussade fit place à une satisfaction réelle, tandis qu’en écoutant le prince André il le voyait devenu un autre homme. Où étaient son marasme, son mépris de la vie, ses illusions perdues ? Pierre était le seul avec qui il pût parler à cœur ouvert : aussi son effusion fut-elle complète ; il lui confia tout, ses plans pour l’avenir, qu’il envisageait désormais sans aucune crainte, l’impossibilité de sacrifier le bonheur de son existence aux caprices de son père, son espoir de l’amener à approuver son mariage et à aimer Natacha, et, en cas de refus, sa résolution bien arrêtée de se passer de son consentement… Il ne tarissait pas sur ce sentiment si violent, si étrangement nouveau, qui l’avait envahi tout entier et dont il n’était plus le maître :

« Je me serais moqué de celui qui m’eût assuré, il y a quelques jours encore, que j’aimerais comme j’aime ; ce n’est pas ce que j’ai ressenti avant : l’univers se partage aujourd’hui en deux moitiés pour moi : l’une qu’elle remplit toute seule, et là est le bonheur, la lumière, l’espérance ; l’autre où elle n’est pas, et là règnent la désolation et les ténèbres…