Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/102

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savoir… vous avez tant souffert… mais, chère enfant, ne consultez que votre cœur. C’est tout ce que je vous dis[1]… » Et, pour cacher son émotion de commande, il la serrait sur sa poitrine.

Bilibine n’avait pas perdu sa réputation d’homme d’esprit ; c’était un de ces amis désintéressés comme les femmes à la mode en ont souvent, et qui ne changent jamais de rôle ; il lui exposa un jour, en petit comité, sa manière de voir sur cet important sujet.

« Écoutez, Bilibine, » lui répondit Hélène, qui avait l’habitude d’appeler les amis de cette catégorie par leur nom de famille… et elle lui toucha l’épaule de sa blanche main couverte de bagues chatoyantes : « Dites-moi comme à une sœur ce que je dois faire… Lequel des deux ? » Bilibine plissa son front et se mit à réfléchir.

« Vous ne me prenez pas par surprise, dit-il. Je ne fais qu’y penser. Si vous épousez le prince, vous perdez pour toujours la chance d’épouser l’autre, et vous mécontentez la cour, car vous savez qu’il existe de ce côté une certaine parenté. Si au contraire vous épousez le vieux comte, vous faites le bonheur de ses derniers jours, et puis, comme veuve d’un aussi grand personnage, le prince ne se mésalliera plus en vous épousant.

— Voilà un véritable ami ! dit Hélène rayonnante. Mais c’est que j’aime l’un et l’autre ; je ne voudrais pas leur faire de chagrin, je donnerais ma vie pour leur bonheur à tous deux ! »

Bilibine haussa les épaules ; évidemment à cette douleur-là il ne trouvait pas de remède. « Quelle maîtresse femme ! se dit-il. Voilà ce qui s’appelle poser carrément la question. Elle voudrait épouser tous les trois à la fois[2]  ! »

« Mais dites-moi un peu comment votre mari envisage la question. Consentira-t-il ?

— Ah ! il m’aime trop pour ne pas faire tout pour moi, lui dit Hélène, persuadée que Pierre l’aimait aussi.

— Il vous aime jusqu’à divorcer ? » demanda Bilibine.

Hélène éclata de rire.

La mère d’Hélène était aussi du nombre des personnes qui se permettaient de douter de la légalité de l’union projetée. Dévorée par l’envie que lui inspirait sa fille, elle ne pouvait surtout se faire à la pensée du bonheur qui allait lui échoir ;

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)
  2. En français dans le texte. (Note du trad.)