Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/12

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Jusqu’à la bataille de Borodino, nos forces se trouvaient, relativement aux forces ennemies, dans la proportion de 5 à 6, et après la bataille, de 1 à 2, soit : de 100 à 120 000 avant, et de 50 à 100 000 après ; et cependant l’expérimenté et intelligent Koutouzow accepta le combat, qui coûta à Napoléon, reconnu pour un génie militaire, le quart de son armée ! À ceux qui voudraient démontrer qu’en prenant Moscou, comme il avait pris Vienne, il croyait terminer la campagne, on pourrait opposer bien des preuves du contraire. Les historiens contemporains eux-mêmes racontent qu’il cherchait depuis Smolensk l’occasion de s’arrêter, car si d’un côté il se rendait parfaitement compte du danger de l’extension de sa ligne d’opération, de l’autre il prévoyait que l’occupation de Moscou ne serait pas pour lui une issue favorable. Il en pouvait juger par l’état où on lui abandonnait les villes, et par l’absence de toute réponse à ses tentatives réitérées de renouer les négociations de paix. Ainsi donc, tous deux, l’un en offrant la bataille, l’autre en l’acceptant, agirent d’une façon absurde et sans dessein arrêté. Mais les historiens, en raisonnant après coup sur le fait accompli, en tirèrent des conclusions spécieuses en faveur du génie et de la prévoyance des deux capitaines, qui, de tous les instruments employés par Dieu dans les événements de ce monde, en furent certainement les moteurs les plus aveugles.

Quant à savoir comment furent livrées les batailles de Schevardino et de Borodino, l’explication des mêmes historiens est complètement fausse, bien qu’ils affectent d’y mettre la plus grande précision. Voici en effet comment, d’après eux, cette double bataille aurait eu lieu : « L’armée russe, en se repliant après le combat de Smolensk, aurait cherché la meilleure position possible pour livrer une grande bataille, et elle aurait trouvé cette position sur le terrain de Borodino ; les Russes l’auraient fortifiée sur la gauche de la grand’route de Moscou à Smolensk, à angle droit entre Borodino et Outitza, et, pour surveiller les mouvements de l’ennemi, ils auraient élevé en avant un retranchement sur le mamelon de Schevardino. Le 5, Napoléon aurait attaqué, et se serait emparé de cette position ; le 7, il serait tombé sur l’armée russe, qui occupait la plaine de Borodino. » C’est ainsi que parle l’histoire, et pourtant, si l’on étudie l’affaire avec soin, on peut, si l’on veut, se convaincre de l’inexactitude de ce récit. Il n’est pas vrai de dire que les Russes aient cherché