Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/216

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pagne du changement qui s’était opéré en elle. À peine eut-elle aperçu ce visage qui lui était devenu si cher, qu’un flot de vie dont l’influence la faisait agir et parler en dehors de sa volonté, l’envahit tout entière. Ses traits se transfigurèrent et s’illuminèrent d’une beauté imprévue ; tel un vase dont les fines ciselures ne présentent qu’un enchevêtrement de lignes opaques et confuses jusqu’au moment où une vive lumière vient en éclairer les parois transparentes. Pour la première fois, le travail intérieur auquel s’était livrée son âme, ses souffrances, ses aspirations au bien, sa résignation, son amour, son abnégation, se résumèrent dans l’éclat de son regard, le charme de son sourire et dans chaque trait de son visage délicat. Rostow le vit aussi clairement que s’il l’avait connue toute sa vie ; il comprit qu’il avait devant lui un être différent de ceux qu’il avait rencontrés jusque-là, et beaucoup meilleur, surtout supérieur à lui-même. La conversation roula sur différents sujets : il fut question de la guerre, de leur dernière rencontre, sur laquelle Nicolas glissa légèrement, de la femme du gouverneur et de leur parenté mutuelle. La princesse Marie ne fit aucune allusion à son frère, et changea même de conversation, lorsque sa tante en parla. Ce sujet la touchait de trop près pour être le sujet d’une conversation banale.

Pendant un moment de silence, Nicolas s’adressa, pour sortir d’embarras, comme on le fait souvent là où il y a des enfants, au petit garçon du prince André, et lui demanda s’il avait bien envie d’être hussard. Il le prit dans ses bras, le fit jouer, et, se retournant involontairement vers la princesse Marie, il rencontra son regard attendri et heureux ; elle suivait timidement des yeux les mouvements de son neveu chéri dans les bras de l’homme qu’elle aimait. Il comprit la signification de ce regard, rougit de plaisir et embrassa l’enfant de bon cœur ; il ne se crut pourtant pas autorisé à revenir la voir souvent, à cause de son grand deuil ; mais la femme du gouverneur continua à manœuvrer, et lui répéta ce que la princesse Marie avait dit de flatteur sur son compte, et vice versa. Elle insista pour qu’il y eût une explication, et arrangea à cet effet chez l’archevêque une entrevue entre les jeunes gens. Rostow ne cessait de lui dire qu’il ne pensait guère à se déclarer ; mais il fut obligé de promettre qu’il se rendrait chez ce dernier.

De même qu’à Tilsitt, où il n’avait pas hésité un moment à accepter pour bon ce qui était reconnu tel par les autres ; de même aujourd’hui, après une lutte courte, mais sincère, entre