Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/217

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le désir d’organiser sa vie selon son goût et une humble soumission au destin, il choisit cette dernière voie, où il se sentait entraîné malgré lui. Il savait qu’exprimer ses sentiments à la princesse Marie, étant encore lié à Sonia par sa promesse, c’était commettre une lâcheté dont il était incapable ; mais il sentait aussi, au fond de son cœur, qu’en s’abandonnant à l’influence des circonstances et des personnes, non seulement il ne faisait rien de répréhensible, mais laissait s’accomplir un acte important dans son existence. Sans doute, après son entrevue avec la princesse Marie, il vécut en apparence de la même vie qu’auparavant ; mais les plaisirs dont il s’amusait jusque-là perdirent pour lui tout leur charme ; les idées qui se rapportaient à elle n’avaient rien de commun avec celles que lui avaient inspirées jusque-là les autres jeunes filles, ni avec l’amour exalté dont il avait jadis entouré l’image de Sonia. Comme c’était un honnête homme, s’il lui arrivait d’associer une jeune fille à ses rêves de mariage, il la voyait invariablement en robe de chambre blanche, assise derrière le samovar, entourée d’enfants qui appelaient papa et maman, et il trouvait du plaisir à descendre jusqu’aux moindres détails de leur vie de famille. Mais la pensée de la princesse Marie n’évoquait pas ces tableaux-là ; il avait beau essayer d’entrevoir l’avenir de leur vie à deux, tout y était vague et confus, et lui inspirait plutôt un sentiment de crainte.

VII

La nouvelle de la terrible bataille de Borodino et de nos incalculables pertes en blessés et en morts arriva à Voronège vers la mi-septembre. La princesse Marie, n’ayant eu connaissance de l’état de son frère que par les journaux, se décida à aller à sa recherche ; Nicolas, qui ne l’avait pas encore revue, l’apprit ensuite par d’autres personnes. Ces tristes événements n’éveillèrent dans son âme ni désespoir ni désir de vengeance, mais il en éprouva un certain embarras à prolonger son séjour à Voronège. Toutes les conversations sonnaient faux à son oreille ; il ne savait comment juger ce qui s’était passé, et se disait qu’il ne s’en rendrait exactement compte que lorsqu’il se retrouverait dans l’atmo-