Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/223

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« Oui, qu’il vive seulement, » se disait-elle.

Elles se rapprochèrent de la porte, qu’elles entr’ouvrirent doucement, et purent distinguer le prince André couché, la tête appuyée sur trois oreillers. Il reposait, les yeux fermés, et on entendait sa respiration égale.

« Ah ! Natacha, s’écria tout à coup Sonia en la saisissant par la main et en se rejetant en arrière.

— Qu’est-ce ? qu’est-ce ? demanda Natacha.

— C’est cela, c’est bien cela ! reprit la première, pâle et tremblante, en refermant la porte. Te rappelles-tu ? continua-t-elle avec un mélange d’effroi et de solennité, te rappelles-tu quand j’ai regardé dans le miroir aux fêtes de Noël ? Tu te souviens, j’ai vu…

— Oui, oui, répondit Natacha en ouvrant de grands yeux en se souvenant en effet confusément de la vision de Sonia.

— Tu t’en souviens ? poursuivit Sonia. Je te l’ai raconté alors à toi et à Douniacha : je l’ai vu couché, les yeux fermés, couvert d’une couverture rose, tel qu’il est à présent ! »

Et, s’animant de plus en plus, elle décrivit tous les détails qu’elle avait devant les yeux, en les rapportant à la vision de Noël, dont son imagination ne mettait plus en doute la réalité.

« Oui, oui, la couverture rose ! se dit Natacha pensive, persuadée qu’elle aussi l’avait vue. Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?

— Ah ! je ne sais pas, c’est si extraordinaire ! » répondit Sonia.

Quelques minutes plus tard, le prince André sonna. Natacha entra chez lui, et Sonia, en proie à une émotion et à un attendrissement qu’elle éprouvait rarement, resta près de la fenêtre, à réfléchir à ces bizarres coïncidences.


Une occasion s’offrit ce jour-là pour envoyer des lettres à l’armée. La comtesse en profita pour écrire à son fils.

« Sonia, n’écriras-tu pas à Nicolas ? » dit-elle d’une voix légèrement émue.

La jeune fille devina la muette prière contenue dans ces paroles, et lut, dans le regard fatigué de la comtesse, fixé sur elle par-dessus ses lunettes, l’embarras que cachait sa demande et l’inimitié prête à éclater en cas de refus. S’approchant de la comtesse, elle se mit à genoux, lui baisa la main et lui dit :