Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/274

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il se roulait sur le dos, se chauffait au soleil d’un air pensif et important, ou jouait avec un morceau de bois ou un brin de paille.

L’habillement de Pierre se composait d’une chemise sale, déchirée, dernier vestige de ses anciens vêtements, d’un pantalon de soldat noué aux chevilles pour tenir plus chaud, selon le conseil de Karataïew, et d’un caftan. Son extérieur n’était plus le même : il avait perdu de sa corpulence, mais sa forte charpente faisait toujours de lui l’image de la force physique : une barbe épaisse et une longue moustache couvraient le bas de son visage ; ses cheveux longs, emmêlés, remplis de vermine, sortaient de dessous son bonnet ; l’expression de ses yeux était plus ferme et plus calme qu’auparavant, et son laisser-aller habituel avait fait place à une énergie toute prête à l’action. Pierre regardait tour à tour la plaine sur laquelle on voyait des charrettes et des hommes à cheval, la rivière qui scintillait au bas, le petit chien qui le mordillait en jouant, et ses pieds nus et sales, auxquels il faisait prendre des poses plus ou moins gracieuses, tout en souriant d’un air béat et satisfait, au souvenir de tout ce qu’il avait souffert et appris pendant ces derniers jours.

Le temps était devenu doux et clair. C’était l’été de la Saint-Martin, avec ses petites gelées blanches, dont la fraîcheur matinale, en se mêlant aux rayons du soleil, mettait dans l’air un stimulant réparateur. L’éclat magique et cristallin qui n’appartient qu’à ces belles journées d’automne se répandait sur tout le paysage. Au loin se dessinait la montagne des Moineaux avec son village et son église au clocher vert ; les toits des maisons, le sable, les pierres, les arbres dépouillés de leur feuillage, se découpaient, en lignes fines et précises, sur l’horizon transparent. À deux pas de la baraque se trouvaient les décombres d’une maison à moitié brûlée, occupée par les Français, et dont le jardin était garni de quelques maigres buissons de lilas. Cette maison, dévastée et délabrée, qui, sous un ciel gris, aurait présenté l’image de la désolation, avait aujourd’hui, sous le bain de lumière qui l’inondait, toutes les apparences du calme et de la paix.

Un caporal français, l’uniforme déboutonné, un bonnet de police sur la tête, une mauvaise pipe entre les dents, s’approcha en faisant à Pierre un signe amical du coin de l’œil :

« Quel soleil, hein ? Monsieur Kiril (c’était ainsi que les Français appelaient Pierre), on dirait le printemps !… » et il