Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/29

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dans le bas. Quelques généraux partagèrent son avis. L’un d’eux, entre autres, soutint, avec une énergie toute militaire, qu’on les exposait par là à une mort certaine. Bennigsen ordonna en son nom de faire placer des forces sur la hauteur. Cette disposition, qu’on venait de prendre au flanc gauche fit encore mieux sentir à Pierre son incapacité à comprendre les questions stratégiques ; en écoutant Bennigsen et les généraux qui discutaient la question, il leur donnait raison, et s’étonnait d’autant plus de la faute grossière qui avait été commise. Bennigsen, ignorant que ces troupes avaient été placées là, non, comme il le croyait, pour défendre la position, mais pour y rester cachées et tomber à l’improviste sur l’ennemi à un moment donné, changea ces dispositions, sans en prévenir le commandant en chef.

VI

Le prince André, pendant cette même soirée, était couché dans un hangar délabré du village de Kniaskovo, à l’extrême limite du campement de son régiment. Appuyé sur son coude, il fixait machinalement les yeux, à travers une fente des planches disjointes, sur la ligne de jeunes bouleaux ébranchés plantés le long de la clôture, et sur le champ aux gerbes d’avoine éparpillées, au-dessus duquel s’élevait la fumée des feux, où cuisait le souper des soldats. Quelque triste, pesante et inutile que lui parût sa vie, il se sentait, comme sept ans auparavant, à la veille d’Austerlitz, ému et surexcité. Il avait donné des ordres pour le lendemain, et il ne lui restait plus rien à faire ; aussi se sentait-il agité par les pressentiments les plus nets, et par conséquent les plus sinistres. Il prévoyait que cette bataille serait la plus effroyable entre toutes celles auxquelles il avait assisté jusqu’à ce jour, et la possibilité de mourir se présenta à lui pour la première fois dans toute sa cruelle nudité, dépouillée de tout lien avec sa vie présente, et de toute conjecture quant à l’effet qu’elle produirait sur les autres. Tout son passé se déroula devant lui comme dans une lanterne magique, en une longue suite de tableaux qui auraient été éclairés jusque-là par un faux jour, et qui en ce moment lui apparaissaient inondés de la vraie lumière. « Oui,