Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/30

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les voilà, ces décevants mirages, ces mirages trompeurs qui m’exaltaient ! se disait-il en les examinant à la clarté froide et inexorable de la pensée de la mort. Les voilà, ces grossières illusions qui me paraissaient si belles et si mystérieuses… Et la gloire, et le bien public, et l’amour pour la femme et la patrie elle-même ! Comme tout alors me paraissait grandiose et profond !… Mais en réalité tout est pâle, mesquin, misérable, comparé à l’aube naissante de ce jour nouveau, qui, je le sens, s’éveille en moi ! » Sa pensée s’arrêtait surtout sur les trois grandes douleurs de sa vie : son amour pour une femme, la mort de son père et l’invasion française ! L’amour ?… Cette petite fille avec son auréole d’attraits !… « Comme je l’ai aimée, et quels rêves poétiques n’ai-je pas faits en songeant à un bonheur que je partagerais avec elle ? Je croyais à un amour idéal, qui devait me la conserver fidèle pendant l’année de mon absence, comme la colombe de la fable ! Mon père, lui aussi, travaillait et bâtissait à Lissy-Gory, croyant que tout était à lui, les paysans, la terre, et même l’air qu’il respirait. Napoléon est venu, et, sans se douter même de son existence, il l’a balayé de sa route comme un fétu de paille, et Lissy-Gory s’est effondré, l’entraînant dans sa ruine, tandis que Marie continue à dire que c’est une épreuve envoyée d’en haut ! Pourquoi une épreuve, puisqu’il n’est plus ! Pour qui est donc l’épreuve ?… Et la patrie, et la perte de Moscou ! qui sait ? Demain peut-être je serai tué par un des nôtres, comme hier au soir j’aurais pu l’être par ce soldat qui a déchargé son fusil à mon oreille par inadvertance. Les Français viendront, qui me prendront par les pieds et par la tête, et me jetteront dans la fosse, pour que l’odeur de mon cadavre ne les écœure pas ; puis la vie universelle continuera dans de nouvelles conditions, tout aussi naturelles que les anciennes, et je ne serai plus là pour en jouir ! » Il regarda la rangée de bouleaux dont l’écorce blanche, se détachant sur leur teinte uniforme, brillait au soleil : « Eh bien, qu’on me tue demain ! Que ce soit fini, et qu’il ne soit plus question de moi ! » Il se représenta vivement la vie sans lui ; ces bouleaux pleins d’ombre et de lumière, ces nuages moutonnant, les feux des bivouacs, tout prit soudain un aspect effrayant et menaçant. Un frisson le saisit, il se leva vivement et sortit du hangar pour marcher. Il entendit des voix.

« Qui est-là ? » dit-il.

Timokhine, le capitaine au nez rouge, l’ancien chef de com-