Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/383

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roles. L’épisode de l’enfant et de la femme dont il avait pris la défense et qui avaient été la cause de son arrestation, fut raconté par lui en ces termes :

« Le spectacle était horrible, des enfants abandonnés, d’autres oubliés dans les flammes… On en retira un devant mes yeux… puis des femmes, dont on arrachait les vêtements et les boucles d’oreilles… » Pierre rougit et s’arrêta en hésitant.

« Une patrouille survint à ce moment et arrêta les paysans et tous ceux qui ne pillaient pas, moi avec.

— Vous ne racontez pas tout, dit Natacha en l’interrompant, vous aurez sûrement fait… une bonne action ? »

Pierre continua ; arrivé à la scène de l’exécution de ses compagnons, il voulut lui épargner ces effroyables détails, mais elle exigea qu’il ne passât rien. Puis vint l’épisode de Karataïew. Ils se levèrent de table et il se mit à marcher de long en large, pendant que Natacha le suivait des yeux.

« Vous ne pourrez jamais comprendre ce que m’a appris cet homme, cet innocent, qui ne savait ni lire ni écrire…

— Qu’est-il devenu ? demanda Natacha.

— On l’a tué presque sous mes yeux ! » Et sa voix tremblait d’émotion pendant qu’il leur racontait la maladie de ce pauvre malheureux et sa mort.

Jamais il ne s’était représenté ses aventures comme elles lui apparaissaient aujourd’hui. Il y découvrait une nouvelle signification, et éprouvait, en les racontant à Natacha, la rare jouissance que vous procure, non pas la femme d’esprit dont le seul but est de s’assimiler ce qu’elle entend, pour enrichir son répertoire et faire parade à l’occasion des trésors de sa petite cervelle, mais la vraie femme, celle qui a la faculté de faire jaillir et d’absorber ce que l’homme a de meilleur. Natacha, sans s’en rendre compte, était tout attention. Pas un mot, pas une intonation, un regard, un tressaillement, un geste, ne lui échappaient ; elle attrapait au vol la parole à peine prononcée, la recueillait dans son cœur, et devinait le mystérieux travail qui s’était accompli dans l’âme de Pierre.

La princesse Marie s’intéressait à tout ce qu’il racontait, mais elle était absorbée par une autre pensée : elle venait de comprendre que Natacha et lui pouvaient s’aimer et être heureux, et elle en ressentit une profonde joie.

Il était trois heures du matin : les domestiques, la figure allongée, entrèrent pour remplacer les bougies, mais personne n’y fit attention. Pierre termina son récit. Sa sincère émotion,