Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/384

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empreinte d’un certain embarras, répondait au regard de Natacha, qui semblait vouloir pénétrer même son silence, et, sans songer que l’heure était aussi avancée, il cherchait un autre thème de conversation.

« On parle de souffrances et de malheurs, dit-il, et cependant si l’on venait me demander : « Veux-tu revenir à ce que tu étais avant ta captivité, ou repasser par tout ce que tu as souffert ? » je répondrais : « Plutôt cent fois la captivité et la viande de cheval ! » On s’imagine presque toujours que tout est perdu lorsqu’on est jeté hors du chemin battu ; c’est seulement alors qu’apparaissent le Vrai et le Bon. Tant que dure la vie, le bonheur existe. Nous pouvons encore en espérer beaucoup, et c’est surtout pour vous que je le dis, ajouta-t-il en s’adressant à Natacha.

— C’est vrai ! dit-elle en répondant à une autre pensée qui venait de lui traverser l’esprit : moi aussi, je n’aurais pas demandé mieux que de recommencer ma vie ! »

Pierre la regarda avec attention.

« Oui, je n’aurais rien désiré de plus !

— Est-ce bien possible ? s’écria Pierre. Suis-je donc coupable de vivre et de vouloir vivre, et vous aussi ? »

Natacha inclina sa tête dans ses mains et fondit en larmes.

« Qu’as-tu, Natacha ?

— Rien, rien ! murmura-t-elle, et elle sourit à Pierre à travers ses pleurs.

— Adieu ! Il est temps de dormir… »

Pierre se leva et prit congé d’elles.


La princesse Marie et Natacha causèrent encore dans leur chambre, mais ni l’une ni l’autre ne prononça le nom de Pierre.

« Sais-tu, Marie, que j’ai souvent peur qu’en ne parlant pas de « lui », dans la crainte de profaner nos sentiments, nous ne finissions par l’oublier ? »

Un soupir de la princesse Marie confirma la justesse de cette observation qu’elle n’aurait jamais osé faire de vive voix.

« Crois-tu qu’on puisse oublier ? dit-elle. Quel bien cela m’a fait de tout raconter aujourd’hui, et pourtant comme c’était à la fois doux et pénible ! Je sentais qu’il l’avait aimé sincèrement, c’est pourquoi… Ai-je eu tort ? dit elle en rougissant.

— De parler de « lui » à Pierre ? Oh non ! Il est si bon !