Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/388

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’arrêta en réfléchissant que la métamorphose qui s’était opérée chez Natacha rendait son objection invraisemblable, et elle comprit qu’elle ne serait pas offensée de recevoir l’aveu de cet amour, et qu’au fond de son cœur elle le désirait ; mais, n’obéissant pas à ce premier mouvement, elle répéta :

« Lui parler à présent est impossible. Fiez-vous à moi, je sais…

— Quoi ? dit Pierre d’une voix haletante en l’interrogeant des yeux.

— Je sais qu’elle vous aime…, qu’elle vous aimera ! » Elle avait à peine prononcé ces paroles, que Pierre se leva, lui saisit la main et la serra avec force.

« Vous le croyez, dites, vous le croyez ?

— Oui, je le crois. Écrivez à ses parents. Quant à moi, je lui en parlerai lorsqu’il en sera temps. Je le désire, et mon cœur me dit que cela sera.

— Ce serait trop de bonheur, trop de bonheur ! répondit Pierre en baisant les mains de la princesse Marie.

— Faites votre voyage à Pétersbourg, cela vaudra mieux, et je vous promets de vous écrire.

— Aller à Pétersbourg maintenant ? Soit, je vous obéirai. Mais demain, puis-je encore venir vous voir ? »

Et Pierre revint le lendemain pour prendre congé.

Natacha était moins animée que les jours précédents, mais lui, en la regardant, ne sentait qu’une impression : celle du bonheur dont il était pénétré et qui augmentait d’intensité à chacune de ses paroles, au moindre mouvement qu’elle faisait. Lorsque la main fine et maigre de Natacha se posa dans la sienne au moment des adieux, il la garda involontairement quelques secondes. « Cette main, ce visage, ce trésor de séductions, sera-t-il véritablement à moi, toujours à moi ? »

« Au revoir, comte, lui dit-elle tout haut… Je vous attendrai avec impatience, » ajouta-t-elle tout bas.

Ces simples paroles, l’expression de physionomie qui les avait accompagnées, furent pour Pierre, pendant les deux mois de son absence, une source inépuisable de souvenirs et d’ineffables rêveries. « Elle m’a dit qu’elle m’attendrait avec impatience. » Et il se répétait à toute heure du jour : « Quel bonheur ! quel bonheur ! »