Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/389

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XX

Rien de semblable à ce qu’il éprouvait lorsqu’il était fiancé avec Hélène ne se passait aujourd’hui en lui. Il se reprochait alors avec honte les : « Je vous aime » qu’il lui adressait ; maintenant, au contraire, c’était avec une jouissance infinie et sans mélange qu’il se retraçait les moindres détails de leur entrevue et qu’il s’en répétait les dernières paroles. Il ne se demandait plus s’il faisait bien ou mal, car l’ombre même d’un doute n’était plus possible. Il ne redoutait qu’une chose : d’avoir été le jouet d’une illusion… Et puis, n’était-il pas trop présomptueux, n’était-il pas trop sûr de son fait ? La princesse Marie ne s’était-elle pas trompée ? Natacha ne lui répondrait-elle pas en souriant : « C’est bien étrange… Comment ne comprend-il pas qu’il n’est qu’un homme comme tous les autres, tandis que moi je suis si au-dessus de lui ? »

La folie du bonheur, qu’il se croyait incapable de ressentir désormais, s’empara de lui complètement. Sa vie, le monde entier, se résumaient pour lui dans son amour pour elle et dans l’espoir de s’en faire aimer. Il croyait deviner sur tous les visages une sympathie, que d’autres intérêts empêchaient seuls de se manifester. Il étonnait souvent ceux qui le rencontraient par son regard et son sourire rayonnants de bonheur. Il plaignait ceux qui ne pouvaient le comprendre et éprouvait parfois le besoin de leur expliquer qu’ils perdaient leur temps à de banales futilités. Lorsqu’on lui offrait de prendre du service, lorsqu’on discutait devant lui les questions politiques du moment, en leur attribuant une influence possible sur le bonheur du genre humain, il écoutait avec compassion, et étonnait ses auditeurs par l’étrangeté de ses remarques. Malgré tout, le rayonnement de son âme, en projetant sa clarté sur tous ceux qu’il trouvait sur son chemin, lui faisait instantanément découvrir ce qu’il y avait de bon et de bien dans chacun d’eux. En examinant les papiers laissés par sa femme, aucun autre sentiment que celui d’une profonde pitié ne s’éleva dans son cœur, de même que le prince Basile, très fier d’une nouvelle nomination et d’une nouvelle croix, n’était plus, à ses yeux, qu’un pauvre vieillard qu’il plaignait sincèrement.

Néanmoins, les jugements qu’il porta sur les hommes et sur