Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/390

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les événements, pendant cette période de sa vie, restèrent toujours pour lui incontestablement vrais, et ils l’aidèrent souvent dans la suite à résoudre ses incertitudes : « J’étais peut-être ridicule et étrange à cette époque, se disait-il alors, mais pas aussi fou que j’en avais l’air. Mon intelligence était plus ouverte et plus pénétrante ; je comprenais alors ce qui valait la peine d’être compris dans la vie, parce que… parce que j’étais heureux ! »

XXI

À dater de la première soirée passée avec Pierre, un grand changement s’était opéré en Natacha. Presque à son insu, la sève de la vie s’était réveillée dans son cœur, et s’était répandue sans lutte dans tout son être. Sa démarche, son visage, son regard, sa voix, tout s’était métamorphosé. Les aspirations au bonheur étaient montées à la surface et demandaient à être satisfaites. À dater de ce jour, Natacha parut avoir oublié tous les événements antérieurs. Aucune plainte ne s’échappa plus de ses lèvres, aucune parole n’effleura plus les ombres évanouies du passé, et parfois même elle souriait à des projets d’avenir. Quoiqu’elle ne prononçât jamais le nom de Pierre, une flamme éteinte depuis longtemps s’allumait dans ses yeux lorsqu’elle entendait parler de lui par la princesse Marie, et ses lèvres réprimaient avec peine un frémissement involontaire.

La princesse Marie, frappée de ce changement dont elle devina facilement la cause, en éprouvait du chagrin. « Aimait-elle donc assez peu mon frère pour l’avoir si vite oublié ? » Mais, lorsqu’elle la voyait, elle ne pouvait ni lui en vouloir, ni le lui reprocher. Ce réveil à la vie était si soudain, si irrésistible, si imprévu pour elle-même, que la princesse Marie ne se reconnaissait plus le droit de l’accuser même au fond de son cœur, et Natacha s’abandonnait si complètement, si sincèrement à ce nouveau sentiment, qu’elle ne cherchait même pas à cacher que la douleur s’était effacée pour faire place à la joie.

Lorsque la princesse Marie retourna dans sa chambre après son explication avec Pierre, Natacha l’attendait sur le seuil.