Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/66

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toujours été couronnées de succès : il avait, comme toujours, concentré ses batteries sur un seul point, lancé ses réserves et sa cavalerie — des hommes de fer — pour enfoncer les lignes, et cependant la victoire ne venait pas ! De tous côtés on lui demandait des renforts, on lui apprenait que des généraux étaient morts ou blessés, que les troupes étaient débandées, et qu’il était impossible de déloger les Russes. Jadis, après deux ou trois dispositions, deux ou trois mots jetés à la hâte, les aides de camp et les maréchaux arrivaient à lui, la figure rayonnante, lui annonçant avec force félicitations que des corps entiers avaient été faits prisonniers, apportant des faisceaux de drapeaux et d’aigles pris à l’ennemi, en traînant des canons à leur suite, et Murat venait lui demander l’autorisation de lancer la cavalerie sur les trains de bagages ! C’était ainsi que cela avait eu lieu à Lodi, à Marengo, à Arcole, à Iéna, à Austerlitz, à Wagram, etc. Aujourd’hui il se passait quelque chose d’étrange ; bien que les ouvrages avancés eussent été emportés d’assaut ; il le sentait d’instinct, et il comprenait que ce sentiment était partagé par son entourage militaire. Tous les visages étaient tristes, on évitait de se regarder, et Napoléon savait, mieux que personne, ce que voulait dire un combat qui se prolongeait huit heures, bien qu’il y eût engagé toutes ses forces, et qui n’avait pas encore abouti à une victoire. Il savait que c’était une bataille compromise ; que le moindre hasard pouvait, dans ce moment de tension extrême, le perdre, lui et son armée. Lorsqu’il repassait en pensée toute cette fantastique campagne de Russie, pendant laquelle, depuis deux mois, aucune bataille n’avait été gagnée, aucun drapeau, aucun canon, aucun corps de troupes n’avait été pris, les figures contristées de son entourage, les doléances sur la résistance opiniâtre des Russes, l’oppressaient comme un cauchemar. Les Russes pouvaient tomber sur son aile gauche d’un moment à l’autre, enfoncer son centre, un boulet perdu pouvait l’atteindre ! Tout cela était possible. Jadis il ne prévoyait que des hasards heureux ; aujourd’hui, au contraire, un nombre incalculable de hasards, tous défavorables, s’offrait à son imagination. En apprenant que les Russes venaient d’attaquer le flanc gauche, Napoléon fut terrifié. Berthier s’approcha de lui, et lui proposa de monter à cheval pour se rendre un compte exact de la situation.

« Quoi ? Que dites-vous ? Ah oui ! faites-moi amener un cheval !… » Et il partit pour le village de Séménovsky.