Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/67

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Sur toute la route qu’il parcourut, on ne rencontrait que des chevaux et des hommes couchés dans des mares de sang, isolément ou par groupes ; jamais ni Napoléon ni aucun de ses généraux n’avaient vu une aussi grande quantité de morts réunis sur un si étroit espace. La voix sourde du canon, qui, dix heures durant, n’avait cessé de se faire entendre et fatiguait le tympan, formait un accompagnement sinistre à ce tableau. Il arriva sur les hauteurs de Séménovsky, et aperçut dans le lointain, à travers la fumée, des rangs entiers d’uniformes dont les couleurs ne lui étaient pas familières : c’étaient des Russes. Leurs masses serrées étaient placées derrière le village et le mamelon, et leurs bouches à feu continuaient à tonner sans relâche sur toute la ligne ; ce n’était plus une bataille, c’était une boucherie sans résultat pour les Russes comme pour les Français. Napoléon s’arrêta, et retomba dans la rêverie dont Berthier l’avait tiré. Arrêter ce qu’il voyait était impossible, et cependant c’était lui qui, aux yeux de tous, en était l’ordonnateur responsable ; et ce premier insuccès lui faisait comprendre toute l’horreur et toute l’inutilité de ces massacres. Un des généraux qui le suivaient se permit de lui demander de faire avancer la vieille garde. Ney et Berthier échangèrent un coup d’œil et un sourire de mépris à cette absurde proposition. Napoléon baissa la tête et garda longtemps le silence.

« À huit cents lieues de France, je ne ferai pas démolir ma garde[1]  ! » s’écria-t-il, et, faisant tourner bride à son cheval, il retourna à Schevardino.

XVII

Koutouzow, la tête inclinée et affaissé sur lui-même de tout le poids de son corps, était toujours assis sur le banc, recouvert d’un tapis, où Pierre l’avait vu le matin, ne prenant aucune disposition, mais approuvant ou désapprouvant ce qu’on venait lui proposer.

« C’est cela… oui, oui, faites ! » disait-il ; ou bien : « Vas-y, va voir, mon ami ! » ou bien encore : « C’est inutile, attendons !… »

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)