Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/94

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contre l’autre, et dans le fond de son petit cœur elle donnait raison au « grand-père » ; elle saisit au vol un coup d’œil perçant et rusé jeté par ce dernier sur Bennigsen, et fut toute ravie de lui voir remettre à sa place son adversaire, qui rougit et fit quelques pas dans la chambre ; les paroles que Koutouzow avait prononcées d’une voix calme et mesurée à l’adresse de Bennigsen exprimaient une désapprobation complète.

« Je ne saurais, messieurs, accepter le plan du comte, dit Koutouzow. Faire changer de position à une armée dans le voisinage immédiat de l’ennemi est toujours une opération dangereuse ; l’histoire est là pour le confirmer. Ainsi, par exemple… » il s’arrêta comme pour rassembler ses souvenirs ; reportant ensuite un regard clair et d’une candeur affectée sur Bennigsen… « par exemple, si la bataille de Friedland, que vous devez vous rappeler, comte, n’a pas été à notre avantage, c’est précisément à cause d’une conversion semblable. »

Un silence d’une minute qui parut éternelle, pesa sur l’assistance.

Les discussions reprirent ensuite à bâtons rompus, mais on sentait que le sujet était épuisé.

Tout à coup Koutouzow soupira. Comprenant qu’il allait parler, tous les généraux se tournèrent vers lui.

« Eh bien, messieurs, je vois que c’est moi qui payerai les pots cassés. J’ai écouté les opinions de chacun. Je sais que quelques-uns ne seront pas de mon avis, mais… ajouta-t-il en se levant… en vertu du pouvoir qui m’a été confié par l’Empereur et la patrie, je commande la retraite ! »

Les généraux se dispersèrent dans un silence solennel, comme celui qui accompagne d’ordinaire les prières des morts. Malacha, qu’on attendait depuis longtemps à souper, descendit lentement et à reculons de la soupente, en se cramponnant de ses petits pieds nus aux saillies du poêle, et, se faufilant prestement entre les jambes des généraux, elle disparut par la porte entre-bâillée.

Koutouzow, après avoir congédié les membres du conseil, resta longtemps appuyé sur la table à réfléchir à ce terrible problème, se demandant de nouveau où et comment s’était décidé l’abandon de Moscou, et à qui il pouvait être imputé.

« Je ne m’y attendais pas, dit-il à son aide de camp Schneider, qui venait d’entrer chez lui à une heure avancée de la nuit. Je n’aurais jamais cru pareille chose possible !