Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/95

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— Il faut vous reposer, Altesse, lui répondit l’aide de camp.

— Eh bien, on verra ! Je leur ferai manger comme aux Turcs de la viande de cheval, » dit Koutouzow en frappant la table de son poing, et il répéta : « Ils en mangeront ! Ils en mangeront ! »

V

Comme contraste à Koutouzow et à propos d’un fait d’une bien autre importance que la retraite de l’armée, c’est-à-dire l’abandon et l’incendie de Moscou, le comte Rostoptchine passe, bien à tort, pour en avoir été le fauteur.

Tout Russe animé aujourd’hui du même sentiment qu’éprouvaient alors nos pères, aurait pu prophétiser ces événements, que la bataille de Borodino avait rendus inévitables.

À Smolensk, aussi bien que dans toutes les villes et tous les villages de l’Empire, l’esprit était le même qu’à Moscou, quoique complètement en dehors de l’influence du comte Rostoptchine et de ses affiches. Le peuple attendait l’ennemi avec insouciance, sans s’agiter, sans commettre aucun désordre. Il l’attendait avec calme, sentant que, lorsque le moment serait venu, il saurait agir comme il le devait. Dès qu’on sut l’approche de l’ennemi, les classes les plus aisées s’éloignèrent en emportant tout ce qu’elles pouvaient, et les pauvres détruisirent et incendièrent le reste. La conviction que ce devait être, et que ce sera toujours ainsi, existait alors et existe aujourd’hui dans tout cœur russe. Cette conviction, je dirai plus, la prévision de la prise de Moscou, s’était répandue en 1812 dans toute la société de cette ville. Ceux qui la quittaient en juillet et en août, en laissant derrière eux leurs maisons et la moitié de leur fortune, le prouvaient bien, car ils agissaient sous l’influence de ce patriotisme latent qui ne consiste ni dans les phrases, ni dans le sacrifice de ses enfants pour le salut de la patrie, et autres actes contraires à la nature humaine, mais qui s’exprime simplement, sans éclat, et par cela même produit d’immenses résultats. « Il est honteux, » disaient les affiches du comte Rostoptchine, « de fuir le danger. Les lâches seuls abandonnent Moscou ! » Et cependant ils partaient malgré la qualification de poltrons qui leur était appliquée ! Ils partaient parce qu’ils savaient que cela devait être ainsi. Rostop-