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Page:Tolstoï - La famille du Vourdalak, 1950.djvu/15

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ces derniers temps, ne tarda pas à affaiblir dans mon esprit le souvenir de Sdenka. Puis, la femme du hospodar, personne bien belle et possédant parfaitement notre langue, m’avait fait, dès mon arrivée, l’honneur de me distinguer parmi quelques autres jeunes étrangers qui séjournaient à Jassy. Élevé, comme je l’ai été, dans les principes de la galanterie française, mon sang gaulois se serait révolté à l’idée de payer d’ingratitude la bienveillance que me témoignait la beauté. Aussi je répondis courtoisement aux avances qui me furent faites, et pour me mettre à même de faire valoir les intérêts et les droits de la France, je commençai par m’identifier avec tous ceux du hospodar.

« Rappelé dans mon pays, je repris le chemin qui m’avait amené à Jassy.

« Je ne pensais plus ni à Sdenka, ni à sa famille, quand un soir, chevauchant par la campagne, j’entendis une cloche qui sonnait huit heures. Ce son ne me parut pas inconnu et mon guide me dit qu’il venait d’un couvent peu éloigné. Je lui en demandai le nom, et j’appris que c’était celui de la Vierge du Chêne. Je pressai le pas de mon cheval et bientôt nous frappâmes à la porte du couvent. L’ermite vint nous ouvrir et nous conduisit à l’appartement des étrangers. Je le trouvai si rempli de pèlerins que je perdis l’envie d’y passer la nuit et je demandai si je pourrais trouver un gîte au village.

« – Vous en trouverez plus d’un, me répondit l’ermite en poussant un profond soupir ; grâce au mécréant Gorcha il n’y manque pas de maisons vides !

« – Qu’est-ce à dire ? demandai-je, le vieux Gorcha vit-il encore ?

« – Oh, non, celui-là est bien et bellement enterré avec un pieu dans le cœur ! Mais il avait sucé le sang du fils de Georges. L’enfant est revenu une nuit, pleurant à la porte, disant qu’il avait froid et qu’il voulait rentrer. Sa sotte de mère, bien qu’elle l’eût enterré elle-même, n’eut pas le courage de le renvoyer au cimetière et lui ouvrit. Alors il se jeta sur elle et la suça à mort. Enterrée à son tour, elle revint sucer le sang de son second fils, et puis celui de son mari, et puis celui de son beau-frère. Tous y ont passé.

« – Et Sdenka ? dis-je.

« – Oh, celle-là devint folle de douleur ; pauvre enfant, ne m’en parlez pas !

« La réponse de l’ermite n’était pas positive et je n’eus pas le courage de répéter ma question.

« – Le vampirisme est contagieux, continua l’ermite en se signant ; bien des familles au village en sont atteintes, bien des familles sont mortes jusqu’à leur dernier membre, et si vous voulez m’en croire, vous resterez cette nuit au couvent, car lors même qu’au village vous ne seriez pas dévoré par les vourdalaks, toujours est-il que la peur qu’ils vous feront suffira pour blanchir vos cheveux avant que j’aie fini de sonner matines. Je ne suis qu’un pauvre religieux, continua-t-il, mais la générosité des voyageurs m’a mis à même de pourvoir à leurs besoins. J’ai des fromages exquis, du raisin sec qui vous fera venir l’eau à la bouche rien qu’à le regarder et quelques flacons de vin de Tokay qui ne le cède en rien à celui qu’on sert à Sa Sainteté le Patriarche !

« Il me parut en ce moment que l’ermite tournait à l’aubergiste. Je crus qu’il m’avait fait exprès des contes bleus pour me donner l’occasion de me