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Page:Tolstoï - La famille du Vourdalak, 1950.djvu/16

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rendre agréable au ciel, en imitant la générosité des voyageurs qui avaient mis le saint homme à même de pourvoir à leurs besoins.

« Et puis le mot peur faisait de tout temps sur moi l’effet du clairon sur un coursier de guerre. J’aurais eu honte de moi-même si je n’étais parti aussitôt. Mon guide, tout tremblant, me demanda la permission de rester et je la lui accordai volontiers.

« Je mis environ une demi-heure pour arriver au village. Je le trouvai désert. Pas une lumière ne brillait aux fenêtres, pas une chanson ne se faisait entendre. Je passai en silence devant toutes ces maisons dont la plupart m’étaient connues et j’arrivai enfin à celle de Georges. Soit souvenir sentimental, soit témérité de jeune homme, c’est là que je résolus de passer la nuit.

« Je descendis de cheval et frappai à la porte cochère. Personne ne répondit. Je poussai la porte, elle s’ouvrit, en criant sur ses gonds, et j’entrai dans la cour.

« J’attachai mon cheval tout sellé sous un hangar, où je trouvai une provision d’avoine suffisante pour une nuit et j’avançai résolument vers la maison.

« Aucune porte n’était fermée, pourtant toutes les chambres paraissaient inhabitées. Celle de Sdenka semblait n’avoir été abandonnée que de la veille. Quelques vêtements gisaient encore sur le lit. Quelques bijoux qu’elle tenait de moi, et parmi lesquels je reconnus une petite croix en émail que j’avais achetée en passant par Pesth, brillaient sur une table à la lueur de la lune. Je ne pus me défendre d’un serrement de cœur, bien que mon amour fût passé. Cependant je m’enveloppai dans mon manteau et je m’étendis sur le lit. Bientôt le sommeil me gagna. Je ne me rappelle pas les détails de mon rêve, mais je sais que je revis Sdenka, belle, naïve et aimante comme par le passé. Je me reprochais, en la voyant, mon égoïsme et mon inconstance. Comment ai-je pu, me demandais-je, abandonner cette pauvre enfant qui m’aimait, comment ai-je pu l’oublier ? Puis son idée se confondit avec celle de la duchesse de Gramont et je ne vis dans ces deux images qu’une seule et même personne. Je me jetai aux pieds de Sdenka et j’implorai son pardon. Tout mon être, toute mon âme se confondaient dans un sentiment ineffable de mélancolie et de bonheur.

« J’en étais là de mon rêve, quand je fus réveillé à demi par un son harmonieux, semblable au bruissement d’un champ de blé agité par la brise légère. Il me sembla entendre les épis s’entrechoquer mélodieusement et le chant des oiseaux se mêler au roulement d’une cascade et au chuchotement des arbres. Puis, il me parut que tous ces sons confus n’étaient que le frôlement d’une robe de femme et je m’arrêtai à cette idée. J’ouvris les yeux et je vis Sdenka auprès de mon lit. La lune brillait d’un éclat si vif que je pouvais distinguer dans leurs moindres détails les traits adorables qui m’avaient été si chers autrefois, mais dont mon rêve seulement venait de me faire sentir tout le prix. Je trouvai Sdenka plus belle et plus développée. Elle avait le même négligé que la dernière fois, quand je l’avais vue seule ; une simple chemise brodée d’or et de soie, et puis une jupe étroitement serrée au-dessus des hanches.

« – Sdenka ! lui dis-je, me levant sur mon séant, est-ce bien vous, Sdenka ?

« – Oui, c’est moi, me répondit-elle d’une voix douce et triste, c’est