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Page:Tolstoï - La famille du Vourdalak, 1950.djvu/5

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œil, mais on s’y attachait irrésistiblement dès qu’on l’avait vu plusieurs fois.

« Soit que je fusse très jeune alors, soit que cette ressemblance, jointe à un esprit original et naïf, fût réellement d’un effet irrésistible, je n’eus pas entretenu Sdenka pendant deux minutes que déjà je sentais pour elle une sympathie trop vive pour qu’elle ne menaçât de se changer en un sentiment plus tendre si je prolongeais mon séjour dans ce village.

« Nous étions tous réunis devant la maison autour d’une table garnie de fromage et de jattes de lait. Sdenka filait ; sa belle-sœur préparait le souper des enfants qui jouaient dans le sable ; Pierre, avec une insouciance affectée, sifflait en nettoyant un yatagan, ou long couteau turc. Georges, accoudé sur la table, sa tête entre ses mains et le front soucieux, dévorait des yeux le grand chemin et ne disait mot.

« Quant à moi, vaincu par la tristesse générale, je regardais mélancoliquement les nuages du soir encadrant le fond d’or du ciel et la silhouette d’un couvent qu’une noire forêt de pins masquait à demi.

« Ce couvent, ainsi que je le sus plus tard, avait joui autrefois d’une grande célébrité à cause d’une image miraculeuse de la Vierge, qui, d’après la légende, avait été apportée par des anges et déposée sur un chêne. Mais, dans le commencement du siècle passé, les Turcs avaient fait une invasion dans le pays ; ils avaient égorgé les moines et saccagé le couvent. Il n’en restait plus que les murs et une chapelle desservie par une espèce d’ermite. Ce dernier faisait aux curieux les honneurs des ruines et donnait l’hospitalité aux pèlerins qui, se rendant à pied d’un lieu de dévotion à un autre, aimaient à s’arrêter au couvent de la Vierge du Chêne. Ainsi que je l’ai dit, je n’appris tout cela que par la suite, car ce soir-là j’avais tout autre chose en tête que l’archéologie de la Serbie. Comme il arrive souvent quand on laisse aller son imagination, je songeais au temps passé, aux beaux jours de mon enfance, à ma belle France, que j’avais quittée pour un pays éloigné et sauvage.

« Je songeais à la duchesse de Gramont et, pourquoi ne pas l’avouer, je songeais aussi à quelques autres contemporaines de mesdames vos grand-mères, dont les images, à mon insu, s’étaient glissées dans mon cœur à la suite de celle de la charmante duchesse.

« Bientôt j’avais oublié et mes hôtes et leur inquiétude.

« Tout à coup Georges rompit le silence.

« – Femme, dit-il, à quelle heure le vieux est-il parti ?

« – À huit heures, répondit la femme, j’ai bien entendu sonner la cloche du couvent.

« – Alors, c’est bien, reprit Georges, il ne peut pas être plus de sept heures et demie. Et il se tut en fixant de nouveau les yeux sur le grand chemin qui se perdait dans la forêt.

« J’ai oublié de vous dire, mesdames, que, lorsque les Serbes soupçonnent quelqu’un de vampirisme, ils évitent de le nommer par son nom ou de le désigner d’une manière directe, car ils pensent que ce serait l’évoquer du tombeau. Aussi, depuis quelque temps, Georges, en parlant de son père, ne l’appelait plus que le vieux.

« Il se passa quelques instants de silence. Tout à coup, l’un des enfants dit à Sdenka, en la tirant par le tablier :

« – Ma tante, quand donc grand-papa reviendra-t-il à la maison ?