Aller au contenu

Page:Tolstoï - La famille du Vourdalak, 1950.djvu/6

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

« Un soufflet de Georges fut la réponse à cette question intempestive.

« L’enfant se mit à pleurer, mais son petit frère dit d’un air à la fois étonné et craintif :

« – Pourquoi donc, père, nous défends-tu de parler de grand-papa ?

« Un autre soufflet lui ferma la bouche. Les deux enfants se mirent à brailler et toute la famille se signa.

« Nous en étions là quand j’entendis l’horloge du couvent sonner lentement huit heures. À peine le premier coup avait-il retenti à nos oreilles que nous vîmes une forme humaine se détacher du bois et s’avancer vers nous.

« – C’est lui ! Dieu soit loué ! s’écrièrent à la fois Sdenka, Pierre et sa belle-sœur.

« – Dieu nous ait en sa sainte garde ! dit solennellement Georges, comment savoir si les dix jours sont ou ne sont pas écoulés ?

« Tout le monde le regarda avec effroi. Cependant la forme humaine avançait toujours. C’était un grand vieillard à la moustache d’argent, à la figure pâle et sévère et se traînant péniblement à l’aide d’un bâton. À mesure qu’il avançait, Georges devenait plus sombre. Lorsque le nouvel arrivé fut près de nous, il s’arrêta et promena sur sa famille des yeux qui paraissaient ne pas voir, tant ils étaient ternes et enfoncés dans leur orbites.

« – Eh bien, dit-il d’une voix creuse, personne ne se lève pour me recevoir ? Que veut dire ce silence ? Ne voyez-vous pas que je suis blessé ?

« J’aperçus alors que le côté gauche du vieillard était ensanglanté.

« – Soutenez donc votre père, dis-je à Georges, et vous, Sdenka, vous devriez lui donner quelque cordial, car le voilà prêt à tomber en défaillance !

« – Mon père, dit Georges, en s’approchant de Gorcha, montrez-moi votre blessure, je m’y connais et je vais la panser...

« Il fit mine de lui ouvrir l’habit, mais le vieillard le repoussa rudement et se couvrit le côté des deux mains.

« – Va, maladroit, dit-il, tu m’as fait mal !

« – Mais c’est donc au cœur que vous êtes blessé ! s’écria Georges tout pâle ; allons, allons, ôtez votre habit, il le faut, il le faut, vous dis-je !

« Le vieillard se leva droit et roide.

« – Prends garde à toi, dit-il d’une voix sourde, si tu me touches, je te maudis !

« Pierre se mit entre Georges et son père.

« – Laisse-le, dit-il, tu vois bien qu’il souffre !

« – Ne le contrarie pas, ajouta sa femme, tu sais qu’il ne l’a jamais toléré !

« Dans ce moment nous vîmes un troupeau qui revenait du pâturage et s’acheminait vers la maison dans un nuage de poussière. Soit que le chien qui l’accompagnait n’eût pas reconnu son vieux maître, soit qu’il fût poussé par un autre motif, du plus loin qu’il aperçut Gorcha, il s’arrêta, le poil hérissé, et se mit à hurler comme s’il voyait quelque chose de surnaturel.

« – Qu’a donc ce chien ? dit le vieillard d’un air de plus en plus mécontent, que veut dire tout cela ? Suis-je devenu étranger dans ma propre maison ? Dix jours passés dans les montagnes m’ont-ils changé au point que mes chiens mêmes ne me reconnaissent pas ?