Page:Tolstoï - Le Faux Coupon et autres contes.djvu/125

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les sous-officiers qui le traînaient par les fusils le poussaient en avant, tantôt tombant en avant, et alors les sous-officiers, pour l’empêcher de tomber, le tiraient en arrière. Et, à côté de lui, la démarche ferme, marchait l’officier de haute taille. C’était son père, avec son visage rouge, sa moustache et ses favoris blancs. À chaque coup, l’homme puni avait l’air de s’étonner, tournait du côté d’où lui venait le coup son visage crispé par la souffrance, et, en découvrant ses dents blanches, répétait quelque chose. Ce fut seulement quand il se trouva tout près de moi que je distinguai ses paroles. Il ne parlait pas mais sanglotait : « Frères, ayez pitié de moi ! Frères, ayez pitié ! » Mais les frères n’avaient pas pitié, et quand le cortège se trouva juste à la même hauteur que moi, je vis le soldat qui était en face résolument faire un pas en avant, agiter le bâton en le faisant siffler dans l’air, et l’abattre lourdement sur le dos du Tatar. Celui-ci fit un mouvement brusque en avant, mais le sous-officier le retint, et un coup pareil lui fut donné de l’autre côté… Et de nouveau d’un côté et de nouveau de l’autre… Le colonel s’avançait toujours à sa suite, regardant tantôt le sol, tantôt le puni ; aspirant l’air à pleines joues, puis le laissant sortir lentement entre ses lèvres.

Le cortège ayant dépassé l’endroit où je me tenais, j’aperçus entre les rangs des soldats le dos du prisonnier. C’était quelque chose de bariolé, de mouillé, d’un rouge non naturel ; je ne pouvais croire que c’était un corps d’homme. — « Oh ! Seigneur Dieu ! » murmurait à côté de moi le forgeron.

Le cortège s’éloignait encore, et les coups continuaient à tomber des deux côtés sur l’homme