Page:Tolstoï - Le Faux Coupon et autres contes.djvu/126

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qui trébuchait et se tordait, tandis que battaient les tambours et sifflait la flûte. Et toujours, du même pas ferme, avançait à côté du puni la haute et élégante personne du colonel.

Tout d’un coup le colonel s’arrêta, puis s’approcha rapidement de l’un des soldats. — « Je t’apprendrai… » l’entendis je dire d’une voix courroucée. « Tu as peur d’y toucher… Je t’apprendrai… » Et je le vis frapper de sa main forte, gantée, le visage du soldat effrayé, anémique, parce que celui-ci n’avait pas laissé tomber suffisamment fort son bâton sur le dos ensanglanté du Tatar.

— « Donnez des bâtons frais ! » cria-t-il ; et, se retournant, il m’aperçut. Il feignit de ne pas me reconnaître, fronça méchamment les sourcils et se détourna hâtivement. J’avais tellement honte que je ne savais où regarder, comme si j’avais été surpris faisant un acte répréhensible. Je baissai les yeux, et m’éloignai hâtivement.

Tout le long du chemin résonnaient dans mes oreilles, tantôt les tambours, tantôt la flûte, tantôt les paroles : « Frères, ayez pitié, » tantôt la voix ferme, courroucée du colonel, criant : « Je t’apprendrai ! Je t’apprendrai ! » Et mon cœur était pris d’angoisse, d’une angoisse presque physique appelant la nausée, une angoisse telle que je dus m’arrêter plusieurs fois, prêt, me semblait-il, à vomir toute cette horreur que ce spectacle avait répandu en moi. Je ne me rappelle pas comment je rentrai à la maison et me couchai ; mais à peine m’étais-je endormi que de nouveau j’entendis et vis tout, et bondis de ma couche.

« Évidemment il sait quelque chose que j’ignore, » pensai-je du colonel. « Si je savais ce qu’il sait je comprendrais ce que j’ai vu, et n’en serais pas